Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
de sourds se termine par la supplique de Michel Debré à Raymond Barre : « On ne peut pas accepter l’irréversibilité sur un texte d’une totale ambiguïté ! » Il demande l’ajournement et le renvoi du texte sur l’Assemblée européenne : il n’a aucune chance d’être entendu de Raymond Barre.
Débat passionné, passionnant. Michel Debré serait, évidemment, plus convaincant, s’il parlait de l’organisation de la Commission européenne plutôt que de l’élection au suffrage universel de l’Assemblée européenne. Ce qui me gêne là-dedans, moi qui ne partage pas l’idéologie européenne de beaucoup et qui, de ce point de vue, préfère l’Europe des États à l’Europe des États-Unis, c’est qu’une Assemblée élue au suffrage universel me semble plutôt de nature à contrôler et à surveiller les activités de la commission de Bruxelles. Elle me paraît un contrepoids et, en cela, me semble nécessaire. Ce n’est pas, mais alors pas du tout la conviction de Michel Debré !
15 juin
Le lendemain, Jacques Chirac intervient à 17 h 15. Il n’a évidemment pas les mêmes accents que Michel Debré. Sur le fond, le discours qu’il prononce, beaucoup moins terne, plus animé que ceux qu’il a l’habitude de délivrer en public, est très hostile au texte gouvernemental. Il parle sans précaution, avec une conviction rare chez lui.
Je reprends les notes que j’ai rédigées à toute allure pendant qu’il parlait dans un silence pesant. Qu’a-t-il dit ? Que, depuis quelques années, l’Europe ne progresse plus, qu’aucun progrès n’a été fait ni sur les politiques conjoncturelles, ni sur le rapprochement des législations, ni encore en matière d’organisation. Le projet d’union économique et monétaire n’a pas été poursuivi, la politique d’association avec l’Afrique s’est diluée. Face à cela, interroge-t-il, comment s’est manifestée la volonté européenne de ceux qui donnent des leçons ? « Chaque fois que sont mis en balance les intérêts économiques européens et les liens de tel ou tel de nos partenaires avec les États-Unis, c’est chaque fois vers les États-Unis que penche la balance ! »
Sur l’avenir que dessine le projet de loi à adopter, il est aussi sévère que Michel Debré. Il l’est davantage, même : le discours de Debré était attendu et connu, tandis que celui de Chirac surprend, parce qu’il est nouveau dans sa bouche. « Personne ne peut dire où nous nous engageons, où nous allons ! »
Après une phrase hostile à l’utilisation de l’article 49 alinéa 3, qui aboutirait à dessaisir le Parlement français d’un projet de loi qui le concerne directement, Jacques Chirac se lance en fin d’intervention dans une exhortation solennelle pendant laquelle on entendrait une mouche voler, tant l’assistance est suspendue à ses lèvres. Il apostrophe directement, d’une manière inusitée, le Premier ministre : « Je m’adresse personnellement à vous, M. Barre, mon successeur,mon ministre et mon ami, lui dit-il. Vous savez très bien que ce texte n’a jamais eu mon accord, que toutes les négociations ont été conduites hors de ma présence, que j’ai fait les plus expresses réserves auprès du chef de l’État. Lors du dernier sommet franco-allemand, j’ai fait part au chancelier fédéral allemand de mon hostilité au projet. On a évoqué le Conseil des ministres du 15 juillet dernier : j’étais déjà démissionnaire. M. Barre, quand un Premier ministre prend l’initiative de mettre fin à ses fonctions, c’est qu’il a des raisons très sérieuses de le faire : ce texte en était une. »
Lorsqu’il s’adresse au Premier ministre, qui ne s’y attendait pas, les giscardiens font carrément grise mine, les députés RPR ont le souffle coupé, l’opposition rigole.
En ce qui me concerne, j’écoute parler Chirac depuis près de dix ans et je pense ne l’avoir jamais vu aussi bon dans la forme, aussi convaincu sur le fond. À moins que je ne me trompe – avec lui, on ne se sait jamais – et qu’il ne soit avant tout préoccupé que de préserver l’unité du mouvement gaulliste ?
Autour de moi, après quelques secondes de stupeur, j’entends une phrase dont je suis incapable d’identifier l’auteur, sans doute un élu RPR : « Eh bien, s’il commence à dire à la tribune ce qu’il dit en privé depuis plus d’un an ! »
17 juin
Curieux ! Tout s’est
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