Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
lignes, on lui a donc fait un mauvais procès. L'accord politique était possible. « Vous aviez, dit-il à Mitterrand, le dossier en main. »
Et maintenant qu'il est trop tard, maintenant qu'il a perdu le congrès, voilà que Rocard fait le discours qu'il aurait dû faire en commençant. Ses partisans dans la salle ont la gorge nouée lorsqu'il termine par ces mots : « Nous serons donc dans l'opposition. Ce ne sera pas l'opposition d'un prétendant ! » Et comme si sa phrase avait besoin d'explications supplémentaires, il se tourne à ce moment vers François Mitterrand et, s'adressant directement à lui, lui dit : « Vous serez le premier à prendre votre décision (sous-entendu : pour la candidature de 1981). Si vous êtes candidat, cher François Mitterrand, je ne le serai pas contre vous ! »
La salle accueille ses derniers propos par une ovation.
Je n'y comprends rien : pourquoi Rocard s'enferme-t-il lui-même dans cette promesse que personne ne lui a demandé de faire ? Pour arriver à cela, était-il la peine d'en faire autant pendant tout ce congrès ? L'attitude a de la classe, de l'élégance, certes, mais qui lui demandait de prendre un tel engagement ?
Mitterrand a dû se retenir d'éclater de rire lorsqu'il a entendu ces mots. Je suis sûre qu'il n'aurait jamais dit cela dans des circonstances analogues.
Suit le discours de François Mitterrand, d'autant plus superbe que, maintenant, il est serein.
Un peu plus tard. Je suis sortie du congrès avec Gilles Martinet. Je lui ai demandé comment il avait trouvé la petite phrase de Rocard : « Cher François Mitterrand... » ? Il me regarde avec consternation : Rocard n'avait prévenu personne parmi ses amis qu'il dirait ces mots.
À noter que, comme prévu, Pierre Mauroy a été effectivement laminé entre les deux courants, celui de Mitterrand et celui de Rocard 22 .
Je reviens un instant, sitôt rentrée à Paris, sur les « deux socialismes ». Au fond, ce qui sépare les deux hommes, c'est une attitude nettement différente par rapport au pouvoir. Pour Mitterrand, le pouvoir est d'abord à prendre. Pour le second, il est à prendre, bien sûr, mais surtout à garder. Sans parler de cette divergence politique et stratégique majeure : Mitterrand croit que le pouvoir passe par l'union de la gauche avec les communistes ; Rocard vient d'une autre tradition du socialisme qui s'est nourrie et se nourrit toujours de l'anticommunisme. Pas grand-chose de commun entre les deux démarches.
Au « Club de la presse » d'Europe 1, dont François Mitterrand, grand triomphateur à Metz, est l'invité, les questions pleuvent, évidemment, sur la prochaine candidature à l'élection présidentielle. Celle de Michel Rocard ? La sienne ? « Il y a beaucoup de chances, lance Mitterrand, que je ne sois pas candidat. »
Tu parles ! Je n'en crois pas un mot. Sinon, à quoi lui aurait servi de gagner ce congrès ?
24-25 avril
J'ai suivi Jacques Chirac à Limoges pour son premier grand meeting européen. Même difficulté à se mouvoir, même souffrance quand il parle en s'asseyant, sans avoir l'air de le faire, sur son tabouret. Et un pas de plus dans l'escalade : il a laissé entendre aux militants enflammés que le résultat des élections européennes pouvait bien remettre en cause la légitimité de Giscard. Son argument est simple, et passe très bien dans son auditoire déchaîné : si VGE soutient la liste de Simone Veil, il sera, au soir de l'élection, le président de 30 % des Français tout au plus.
La « légitimité » : le mot n'est pas choisi par hasard. Il s'agit d'un grand mot du gaullisme, qu'on ne brandit en général pas, lorsqu'on est gaulliste, contre le président de la République élu au suffrage universel. Eh bien, il est allé jusque-là. Je ne sais pas ce que vont en penser, demain, ceux qui trouvaient que déjà, hier, il avait été trop loin 23 .
25 avril
Je rencontre Claude Labbé dont les relations avec Jacques Chirac ne me paraissent pas évidentes : il est à la fois admiratif et jaloux, jubilatoire devant les bons coups, difficilement solidaire des mauvais. Je ne suis pas sûr qu'il aime Chirac, ni qu'il soit, comme tant d'autres – comme Jacques Toubon, par exemple –, ébloui par sa force, son énergie vitale, mais enfin, il le subit. « À long terme, convient-il, nous avons raison. Nous, je veux dire : le RPR, le gaullisme. »
Il situe tout de suite notre conversation
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