Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
cela est catastrophique. Moi, je cite Chamfort : “On trouve rarement son bonheur chez soi, jamais chez les autres 26 !” »
À sa descente d'avion, il a été accueilli par Guermeur, autre député du coin qui lui a raconté le dernier voyage du général de Gaulle, juste avant le référendum qui a entraîné son départ : « Vous savez, dit-il à Chirac, le Général a plu aux Rennais lorsqu'il leur a dit ce jour-là qu'il les avait compris. » Chirac l'interrompt en riant : « Alors moi, tu veux que je leur dise : je vous ai pigés » ?
L'irrespect laisse Guermeur sans voix.
Son meeting a lieu le soir même. La tribune est noyée sous les palmiers et les géraniums. Le Douarec présente Jacques Chirac aux militants comme un « homme ni habile ni malin », un homme « tout d'une pièce », qui tient un « langage d'espoir ». Chirac prend la parole après cette présentation de lui que je trouve plutôt simpliste. Il ne fait pas sa rééducation, et donc boite assez bas. On lui glisse sous les fesses le haut tabouret qui le suit partout. Dans l'avion qui l'a amené à Rennes, il a jeté, je ne sais pourquoi, le discours qu'on lui avait préparé. Du coup, sa voix, son ton, son débit, son visage changent. Je le trouve presque meilleur. Il ne dit pas : « Je vous ai compris », mais : « Je vous comprends. » Preuve qu'il a retenu la leçon de Guermeur.
Puis il parle de l'Europe : eh quoi, on l'a dit antieuropéen ? Il assure qu'il est plus européen que tous les autres, à condition que l'Europe ne soit pas supranationale. Sa phrase préférée, hormis la formule de Chamfort qu'il affectionne : « L'Europe que nous voulons, c'est celle qui fait que la France existe ! » Il le redit sous toutes les formes : « L'Europe qu'on nous prépare n'est pas la nôtre. » Et en profite pour affirmer sa filiation avec le général de Gaulle qui a dit non à l'entrée de la Grande-Bretagne (« On ne sait plus dire non aujourd'hui »), et à Georges Pompidou qui ne craignait pas de provoquer une crise lorsque l'intérêt des agriculteurs français était en cause.
Quant à François Mitterrand et à la liste qu'il conduit, « y figurent les uns derrière les autres des gens qui ont des opinions tout à fait différentes sur l'Europe : du noir anthracite au blanc de lait, de Jean-Pierre Chevènement à Pierre Mauroy ».
20 mai
Lettre de Michel Debré, n o 2 de la liste Chirac, en pleine campagne européenne :
« Les choses sont ce qu'elles sont, les hommes de même, les femmes également, m'écrit-il. On pourrait se contenter, quand l'humeur personnelle est bonne, de lire Molière ou Labiche, et de rire ou de tenter de le faire ; quand l'humeur est sombre, de philosopher comme Montaigne ou de ressasser ses échecs et amertumes comme Saint-Simon.
« Mais, tout en me plaisant d'agir de cette manière diverse selon les heures de la journée, je ne peux me satisfaire de butiner ainsi, et je suis trop conscient, par nature et expérience, du tragique de la vie pour ne pas constater à quel point le rire et la philosophie sont tout à fait insuffisants pour assurer la liberté des êtres et la fierté d'une nation.
« Voilà les grands mots lâchés, la liberté des êtres, la fierté d'une nation ? Tout le reste, entendez-moi bien, est subsidiaire et constitue pour le personnel politique, journalistique, professionnel que vous fréquentez, une sorte d'alibi.
« Si j'avais un reproche à vous faire, c'est celui de ne pas avoir, au fond de vous-même, cette hiérarchie des valeurs : ce que l'on fait, ce que l'on cherche à faire, est-ce bien pour la liberté des êtres, pour la fierté d'une nation ? Si telle n'est pas la voie, c'est une erreur, une grave insuffisance, et le plus souvent une lâcheté...
« J'ai vu bien des courages, bien des dévouements. Souventes fois, je dois dire, ces courages, ces dévouements sont morts à la peine... J'ai vu bien des lâchetés aussi, et si je suis devenu intransigeant, c'est que je sais trop à quelles déplorables extrémités conduit la lâcheté.
« La lâcheté présentement conduit la France et je ne vois le sursaut ni dans l'opinion publique, abasourdie de promesses et de fausses nouvelles, éblouie par de fausses valeurs, ni dans les événements qui nous font glisser sur la pente. Alors comment, tout seul, pourrais-je réagir ?
« Gardez cette lettre. Vous la relirez dans cinq, dix ans... »
30 mai
Mort de
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