Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
de rien. Le premier des trois, Mitterrand, a l'air plutôt satisfait. Pourquoi ?
Parce que – on l'apprend dans l'après-midi – a été publié l'appel de ses partisans, réponse du berger à la bergère Mauroy. Cet appel du 10 janvier, rédigé par la vieille garde de Mitterrand – Estier, Dayan, Fillioud, Charles Hernu –, a été signé par de plus jeunes : Jacques Attali, Lionel Jospin, Paul Quilès 3 . Les partisans de Mitterrand dénoncent le risque de balkanisation du Parti socialiste.
Tous, donc, comptent leurs troupes au lieu de taire leurs contradictions ou d'essayer éventuellement de les résorber. Autant qu'on puisse savoir – cela varie d'un « expert » à l'autre selon qu'il se situe chez Mitterrand, chez Rocard ou chez Mauroy –, Mitterrand a l'avantage chez les parlementaires et parmi les secrétaires fédéraux. Mais il y a égalité au comité directeur entre Mitterrand, d'un côté, et le tandem Mauroy-Rocard, de l'autre.
Quelques phrases des uns et des autres recueillies sur place. Rocard : « Il est insupportable que ce parti soit gouverné comme une monarchie ! » Puis Mitterrand, caustique : « C'est cela, la IV e République ! Des hommes intelligents et des institutions qu'ils détruisent ! »
15 janvier
Rencontré à Marseille le couple Jean-Nina Kéhayan. Tous deux membres du Parti communiste français, ils viennent de faire paraître un livre, Rue du Prolétaire rouge 4 , ouvrage critique, plus que critique, sur l'URSS, et me racontent tout simplement leur histoire, qui fait scandale au PC.
Une histoire pas banale. Car des communistes oppositionnels, j'en connais maintenant beaucoup. Des comme eux, non. Ils ont une expérience que les autres n'ont pas : communistes français, partis travailler avec allégresse comme correspondants à Moscou à l'agence de presse Novosti, ils ont vécu deux ans en Russie. Ils y ont découvert, sans oser le dire pendant longtemps, un monde bureaucratisé, moyenâgeux, obscurantiste, terrifiant.
Revenus à Marseille en 1974, ça leur trotte dans la tête, dit Nina : il n'était pas possible de se taire, pas possible de ne pas raconter la vie là-bas . Mais ils étaient communistes, dans un environnement social et professionnel qui l'était aussi. Ils ont hésité à bousculer leurs amitiés, leurs camaraderies, la vie en commun, quoi.
« Lorsque l'union de la gauche était au sommet, témoigne Jean, je disais dans les réunions : c'est formidable, c'est très intéressant, mais il reste beaucoup de problèmes à résoudre en URSS. Les camarades nous répondaient sans nous entendre que nous étions des intellectuels prompts à critiquer tout ! »
Et puis, L'Archipel du goulag de Soljénitsyne 5 a été publié en France. Jean se sent libéré, il choisit Libération pour livrer sa première interview, car il connaît bien le correspondant du quotidien à Marseille.
Il lui semble maintenant qu'il lui faut aller plus loin qu'un simple entretien : « Coup de téléphone aux éditions Grasset où on tombe sur une standardiste stupide, puis au Seuil. Quarante-huit heures après, l'éditeur avait envoyé un de ses directeurs littéraires nous rencontrer à Marseille. Nous nous sommes mis à écrire. »
En septembre 1977, c'est la rupture de l'union de la gauche. « On ne l'a pas trop ressentie, car nous étions loin de Paris, dit Jean. Et nous continuions de penser que, dans les urnes, l'union se ferait, au moins par les désistements. Et puis est venu l'échec aux législatives de mars 1978. Nous nous sommes dits alors que le Parti communiste portait une lourde responsabilité dans cette défaite. Nous avons signé le premier appel avec 300 autres contestataires. »
Ils sont indignés des attaques qu'ils subissent : « Ce que nous vivons en ce moment, me disent-ils, c'est ce que nous vivions à Moscou pendant l'affaire Soljénitsyne ! »
Ils sont en vacances en Bretagne, au mois de juillet, lorsque se déroulent en Russie les procès d'Anatole Charantsky et d'Alexandre Guinzbourg. « Le matin du verdict, les enfants sont partis à la plage, Nina aussi. Quand ils sont revenus, vers 16 heures, j'avais terminé la préface du livre. »
Août : les enfants sont en colonie. « Nous avons travaillé à en perdre le souffle, comme si nous faisions un troisième enfant ! »
Leur livre sort à l'automne. Il s'intitule Rue du Prolétaire rouge . C'est un succès, Bernard Pivot les invite à
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