Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
« Apostrophes » avec des intellectuels communistes moins indociles : Alexandre Adler et Claude Frioux, coauteurs de L'URSS et nous . Invité également sur le plateau, le dissident soviétique Vladimir Boukovski.
Kéhayan me raconte : « C'est Pivot qui a tout déclenché. Notre malhonnêteté intellectuelle a été dénoncée par La Nouvelle Critique et par L'Humanité . Nous avions fait une brèche dans le Parti. Nous sommes rentrés à Marseille après l'émission. Le lundi, la fédération communiste des Bouches-du-Rhône a publié un premier communiqué “condamnant l'attitude de deux adhérents de sa fédération”. Le lendemain mardi, réponse dans Le Méridional sous le titre : “Compliments pour une leçon de courage.” »
J'insiste, en écrivant ce soir, dans l'hôtel de Marseille où je passe la nuit, sur le côté romantique de leur démarche. Mais je suis tout de même sidérée : je ne croyais pas que, dans le Parti communiste, aujourd'hui, en France, dans des provinces pas tellement reculées, on ne puisse pas critiquer l'URSS sans se faire jeter au cachot !
Ils me citent quelques phrases des lettres qu'ils reçoivent au milieu des injures. Il y a un message d'Hélène Parmelin : « Surtout, ne soyez pas découragés par la bassesse des attaques et par la virulence du stalinisme français. On est tous avec vous, on est beaucoup ! »
Et aussi beaucoup d'encouragements d'inconnus : « Soixante et un ans après Octobre 17, écrit l'un, reconnaître que le socialisme reste à inventer, cela est difficile pour un communiste ; pourtant, toute la crédibilité de notre socialisme aux couleurs de la France passe par cette prise de conscience. »
« Nous n'avons qu'une seule inquiétude pour vous, écrit l'autre, que vous vous laissiez prendre dans un mécanisme qui vous amène à vous exclure vous-même du Parti par dégoût de ce que l'on ne manquera pas de baver dans votre dos. »
« Il est dommage, conclut un bibliothécaire de Pontivy, qu'il faille de telles expériences amères pour que la solidarité s'exprime avec évidence. »
17 janvier
Pierre Mauroy me raconte sa rencontre avec Valéry Giscard d'Estaing. Il est donc allé parler du Nord au président de la République. Il a trouvé un interlocuteur attentif, qui voulait d'abord lui parler politique.
« Je sais bien, lui a dit d'emblée Giscard, que dans le Nord, tout est plus facile ! »
Mauroy traduit : « Sous-entendu : les sociaux-démocrates du Nord de l'Europe sont des démocrates convenables, contrairement aux socialistes français ! »
Le voyant venir, et ne souhaitant pas avoir avec Giscard une conversation sur la social-démocratie européenne, Mauroy met les points sur les i : « Certes, mais la tradition de la France n'est pas celle du Nord de l'Europe ! La France est largement latine. Nous ne pouvons pas être des Anglo-Saxons. »
Bon. Giscard a compris. On oublie le socialisme et on passe aux problèmes industriels du Nord.
Mauroy plaide pour sa province : « Telle usine, dit-il, vous la fermez. C'est une erreur. Dans quelques années, vous allez être obligé de demander qu'on rouvre les mines ! »
Mauroy ne s'attendait pas à ce que le Président lui prête à ce point l'oreille. « Il se met dans la position de l'homme qui écoute, genoux à demi repliés, yeux fermés, attitude fœtale. Il risque une phrase de temps en temps, toujours à propos, avec une connaissance inattendue des corons et des cours. Bref, une heure et quart de vrai dialogue ! »
À propos de Giscard, toujours, un tout autre son de cloche, beaucoup moins sympathique, qui me vient de Monique Pelletier. Cela se passe au dernier Conseil des ministres, mercredi 17, donc, quelques instants seulement avant l'entretien Giscard-Mauroy. Christian Bonnet, le ministre de l'Intérieur, raconte l'histoire d'un conseil municipal du Lot-et-Garonne. Giscard l'interrompt : « Où cela, dans le Lot-et-Garonne ? » Bonnet cherche désespérément le nom de la localité dont il parle. « Bon, dit Giscard, grinçant, au bout de quelques minutes, je vois qu'il est inutile de pousser plus loin mon enquête ! »
Les ministres en ont eu froid dans le dos : ils ont intérêt à apprendre leur leçon avant de s'exprimer en Conseil.
1 er février
Michel Rocard me raconte qu'Helmut Schmidt l'a soumis à un véritable examen de passage. Cela s'est passé au cours du congrès des socialistes européens à Oslo.
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