Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
diffusé en direct de Cannes, Patrick Poivre d’Arvor accueillant dans les premières minutes du journal, sur le ponton d’un grand hôtel de la Croisette, Alain Delon arrivant au Festival par mer. Pourquoi Delon ? Parce qu’il est la vedette inattendue du film de Jean-Luc Godard, Nouvelle Vague , qui figure dans la compétition officielle. Difficile d’ouvrir le journal sur Delon alors que le monde politique se demande avec stupeur ce que signifie l’acte de barbarie perpétré à Carpentras. Fallait-il renoncer au projet d’arrivée spectaculaire de la star française ?Apparaîtrait-il sacrilège aux téléspectateurs ? Le faisions-nous depuis Cannes, ce journal, ou pas ?
Nous nous sommes finalement décidés pour une demi-mesure : en ouverture du journal, les caméras de TF1 montreraient rapidement l’image d’Alain Delon débarquant de sa vedette rapide, puis, depuis Paris, la plus grande partie du JT porterait sur Carpentras et les réactions unanimes des hommes politiques, à l’exception bien sûr de Jean-Marie Le Pen.
Il y avait néanmoins comme un couac, ce soir, entre Alain Delon et Carpentras. Une de ces situations qui font rentrer sous terre les journalistes : un choc de l’actualité.
12 mai
Je reviens sur l’extrême agitation qui s’est emparée, depuis avant-hier, des milieux politiques, gauche et droite mêlées. L’affaire est devenue énorme : Pierre Joxe 20 a tout de suite dit que les coupables seraient retrouvés et châtiés ; Mitterrand s’est rendu hier chez le grand rabbin Sitruk pour partager, a-t-il dit, ce « deuil » avec lui. Charles Fiterman a appelé les Français à « stopper cette gangrène ». « Atroce », « inacceptable », a dit Gérard Longuet. Raymond Barre a parlé d’acte « ignominieux ». Les quotidiens parisiens titrent sur « le cauchemar », « la France souillée », « le retour des barbares ».
Seul Jean-Marie Le Pen se démarque une fois de plus de l’ensemble du monde politique, de gauche comme de droite : « Cet acte ignoble doit être observé avec beaucoup de prudence », a-t-il lâché comme s’il craignait une manœuvre contre le Front national.
Lequel Front national s’est trouvé au centre des accusations. Non pas directement, rien ne prouvant que l’extrême droite ait ordonnancé le sac du cimetière. Indirectement, plutôt, en soulignant qu’à une « Heure de vérité » précédente, Le Pen avait laissé échapper que « les Juifs avaient beaucoup de pouvoir dans la presse » ; ou qu’en une autre occasion, il avait mis sur le même plan de Gaulle et Pétain, ce qui était une façon de réhabiliter les collaborateurs français entre 1940 et 1944. Bref, c’est la conclusion de nombre de journalistes : Le Pen a ouvert une porte aux révisionnistes. Il est en quelque sorte un « coupable intellectuel » de ce qui s’est passé.
C’est sans doute vrai. Je suis pourtant presque gênée de ce que, faute de savoir qui a fait ça, on tombe à bras raccourcis sur Le Pen. Scrupule imbécile, peut-être...
14 mai
J’ai regardé cet après-midi, sur les rushes rapportés par les journalistes-cameramen, les images du formidable défilé qui a réuni, de la République à la Bastille, tous les mouvements politiques, toutes tendances confondues. Pierre Bérégovoy côtoie François Léotard. Méhaignerie et Lajoinie sont à quelques mètres de distance. Mgr Decourtray, président de l’assemblée des évêques de France, est aux côtés du grand rabbin Sitruk. Et puis, surprise, à 19 h 15, alors que je suis retournée dans mon bureau, j’apprends que François Mitterrand lui-même s’est joint à la manifestation. C’est la première fois depuis la Libération qu’un président de la République française se joint à une manifestation publique. Il a eu cette phrase, hier : « Le respect des vivants passe par le respect des morts. »
À 20 heures, je vois, dans le « direct » de Paul Amar, sur Antenne 2, place de la Bastille, arriver Simone Veil, robe noire et blanche. Elle déplore – ce que personne ne sait encore et que les journalistes n’ont d’ailleurs pas vu – que des militants antiracistes se soient laissés aller, sur le parcours, à quelques dégradations plus que regrettables. « Il faut, a-t-elle dit simplement, dénoncer les extrémistes, où qu’ils soient... »
Quant à savoir qui a fait le coup de Carpentras, on n’en est pas encore là. Un groupe
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