Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
Bazire me parle des derniers sondages. Son commentaire est sans surprise : pour plus de la moitié des Français, Balladur serait un meilleur président de la République que Jacques Chirac. Il serait élu sans problème s’il était candidat unique de la majorité. Tout, dans ce qu’il me dit, traduit l’affrontement – la guerre, même – avec Jacques Chirac. Ainsi la stratégie qui va être celle d’Édouard Balladur est rigoureusement l’inverse de celle du maire de Paris. Celui-ci dispose de l’appui du RPR ; il lui faut conquérir des centristes. Édouard Balladur a derrière lui, sans difficulté, le centre ; il lui faut gagner des appuis à droite.
De ce point de vue, l’abandon ou la mise au rencart de la réforme Bayrou, envisagée, selon mon interlocuteur, avant le 16 janvier 8 , risque de lui coûter des points à droite. S’il ne peut faire autrement que d’en passer par là, il trouvera de quoi, d’ici à l’année prochaine, aller à la rencontre de cette opinion-là.
Si je ne consigne pas tous les propos de Bazire entre guillemets, c’est que j’en ai retenu l’esprit plutôt que la lettre. Je suis sûre de ne pas me tromper sur le debriefing général que m’a fait, avec fort peu de digressions, le directeur de cabinet du Premier ministre.
Pour mon édification, je recherche si, oui ou non, il y a eu, entre Édouard Balladur et François Mitterrand, des contacts, l’an passé, avant l’écrasante défaite de la gauche aux législatives. Je pose laquestion à Nicolas Bazire qui m’en fait le récit sans me cacher le moindre épisode. Si, entre 1988 et 1992, Mitterrand et Balladur ne se sont jamais rencontrés, il me révèle qu’en réalité les deux hommes ne s’étaient pas complètement perdus de vue. Roland Dumas, qui possède un appartement à Chamonix, avait rencontré Balladur à une ou deux reprises pendant l’été, en 1991 et 1992, c’est-à-dire bien avant que Chirac ne pense à laisser Balladur s’installer à sa place à Matignon. Puis ce fut André Bettencourt, vieil ami de Mitterrand, qui fit savoir à Balladur, en 1992, que « le Président avait beaucoup d’estime pour lui ». Enfin, à la fin février 1993, Patrick Devedjian, député des Hauts-de-Seine et proche d’Édouard Balladur, avait organisé, chez sa belle-sœur, rue de Rivoli, un petit déjeuner avec Hubert Védrine.
Lui, Bazire, a revu Védrine au bar du Lutétia entre les deux tours. Après les résultats du second tour en 1993, Mitterrand n’a joint ni Chirac ni Balladur au téléphone. Ce n’est que le lundi 11 au matin que Védrine a appelé Bazire en lui indiquant que Mitterrand n’avait pas encore pris sa décision, qu’il avait auparavant quelques questions à lui poser. Pas question, évidemment, pour des raisons de discrétion, que le Président pose directement des questions à Édouard Balladur. Rendez-vous est donc alors pris entre Bazire et Védrine dans une chambre de l’hôtel Plaza Athénée. Détail rocambolesque : pour le rejoindre à l’intérieur de l’hôtel, Védrine passe par les cuisines afin de déjouer d’éventuels suiveurs, puis il règle les derniers détails avec Nicolas Bazire. « Mitterrand n’a jamais pris contact avec Jacques Chirac à ce moment-là, insiste Bazire. S’il l’avait appelé, il aurait accepté le poste de Premier ministre, quoi qu’il en dise aujourd’hui, Il n’en a pas eu l’occasion. »
À travers ce témoignage de quelqu’un qui est loin de lui vouloir du mal, l’opération Balladur apparaît comme ayant été préparée de longue date. Lorsque Mitterrand a désigné Balladur, Chirac a cru que c’était lui qui l’avait en quelque sorte imposé à Mitterrand. Nous l’avons tous cru. En réalité, si tout ce que dit Bazire est vrai, Balladur et Mitterrand sont des stratèges de génie. Après tout, qu’y a-t-il de plus subtil et difficile à faire que d’imposer ses vues en laissant croire à l’autre qu’elles sont imposées par lui ?
« La gauche va remonter, conclut Nicolas Bazire après ce rappel historique, et il faudra bien savoir qui est le mieux capable de gagner l’élection et qui est le mieux capable d’exercer la fonction. »
Il n’a aucun doute là-dessus, à l’évidence. Et les européennes, qui auront lieu en juin prochain ? Il n’exclut pas qu’Alain Juppé soit tête de liste pour la majorité.
Quant à la récession, il est formel : elle est derrière nous. Ce
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