Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
laissé planer là-dessus une sorte de flou artistique. En tout cas, Séguin ne voulait pas – il me l’avait d’ailleurs dit, la dernière fois que je l’ai rencontré, à Colmar, je crois – qu’on casse le RPR. Apprenant que Chirac allait demander un vote, il a refusé de lui apporter sa caution, le 11. Quitte à plomber le départ de la fusée Chirac et sa mise sur orbite.
Dans l’après-midi du 10, au moment où une dépêche venait d’annoncer que Séguin n’irait pas à Reuilly, qu’il ne participerait donc pas à l’ouverture de la campagne de Jacques Chirac, j’ai joint ce dernier au téléphone. Je m’attendais à le trouver abattu. Au contraire, il fait bonne figure. Il encaisse le refus de Séguin de venir à Reuilly en semblant passer ce ratage par profits et pertes : « C’est une péripétie », me dit-il brièvement sans vouloir s’étendre dessus.
De toute façon, il ne veut ni ne peut accepter la position de Séguin : il a besoin, lui, de la légitimité du RPR tout entier. Il ne la partagera pas avec un autre candidat, même pour faire plaisir à Séguin.
Après lui, j’ai appelé Philippe Séguin. Il m’a rappelée un quart d’heure plus tard. Il s’explique de sa belle voix grave, avec son vocabulaire enrichi de quelques mots qu’il n’emploie pas d’habitude mais qui ne me surprennent pas dans l’état d’énervement où je l’imagine. Il me dit qu’il a demandé plusieurs fois à Chirac de ne pas casser leRPR, et rappelle que deux jours plus tôt, le 9 novembre, Balladur et Chirac ont été incapables d’aller à Colombey-les-Deux-Églises s’incliner sur le tombeau du général de Gaulle. « Il faut arrêter ces conneries, me dit-il. La prochaine étape, ce sera un vote à Reuilly. Ça fait des mois que Chirac pense à le réclamer, ce vote, des mois que je lui dis que je suis contre. Quand on me dit que ce n’est pas un vote d’investiture, on me prend pour un imbécile ! »
Pour se faire mieux comprendre, il ajoute : « Il prend des coups parce qu’il a cherché à en donner. La prochaine étape, c’est ce putain de vote au congrès que j’essaie d’éviter depuis plusieurs mois. S’il annonçait, là, tout de suite, qu’il fait annuler ce vote, j’irai au congrès le 12.
« La vérité, conclut-il, est que Chirac et Balladur sont en train de se tuer l’un l’autre. Et Jacques Delors est en train de se construire, grâce à eux, une belle victoire par défaut. »
Il répète pour finir : « Il faut cesser ces conneries !
– Je comprends, lui dis-je, mais vous avez cassé la dynamique Chirac.
– Ah bon, parce que vous avez trouvé qu’il y en avait une ? » répond-il, cinglant. Il reprend : « Si j’ai fait perdre un point à Jacques Chirac, je m’en fous. La seule chose importante, c’est qu’il soit capable de porter un projet.
Il redit néanmoins : « S’il annonçait demain sa décision d’annuler le vote, j’irais au congrès extraordinaire. »
Je raccroche, perplexe. Comment Séguin pense-t-il de toute manière laisser le RPR à l’écart de la confrontation Chirac/Balladur ? Je comprends l’argument suivant lequel un candidat gaulliste, par nature au-dessus des partis, n’a pas à demander précisément son investiture au parti dont il est issu. Je comprends donc que Séguin soit hostile à un vote. Ce qui m’a surprise, en revanche, durant la conversation que j’ai eue avec lui – mais je me suis peut-être trompée –, c’est que son hostilité semblait maintenant viser Chirac. Or, ce n’est sûrement pas le cas ! Séguin et Chirac auraient pu, il me semble, se mettre d’accord sur un compromis, une désignation solennelle, sans vote, ou un vote de pure forme, je n’en sais rien. La rupture entre eux me semble aujourd’hui de très mauvais augure.
J’en ai trop écrit ce soir ; je continuerai demain.
14 novembre. Suite du récit
Ce que n’a pas mesuré Chirac à ce moment-là, ou ce qu’il a feint de ne pas mesurer, c’est que la défection du président de l’Assemblée nationale transformerait ce qui devait être une fête en cérémonie funèbre. Réunis le matin sous une tente blanche et sous une pluie battante, les militants gaullistes sont déconcertés. L’absence de Charles Pasqua ne les surprend pas. Ils ont compris depuis longtemps qu’il n’est plus dans le camp de Chirac. Ils comprennent mal, en revanche, que le champion de la « nouvelle politique »
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