Carnac ou l'énigme de l'Atlantide
Kerlescan : les
menhirs y sont assez volumineux, et on y distingue un mystérieux quadrilatère, probablement
un temple. À chaque fois, c’étaient des exclamations à n’en plus finir : c’était
colossal, inimaginable, remarquable, du jamais vu, quoi. Et nous repartions
dans le sens est-ouest, passant à travers des landes plantées de résineux qui
masquaient le reste. Car il y avait le reste : et, à chaque fois, les
exclamations redoublaient : « Il y en a encore ! » Nous
parvenions ainsi au Manio, où un étrange menhir, plus vieux de deux mille ans
que l’ensemble des alignements, surmonte un tertre que traversent sans vergogne
les lignes de pierres dressées. Et nous poursuivions vers l’ouest. Après un
moulin à vent en ruine qui, manifestement, avait été construit avec les pierres
des alignements, tout recommençait : « Mais ce n’est pas fini ! ».
Et Kermario se présentait aux yeux ébahis des visiteurs, avec ses énormes blocs
et son dolmen, à peine échappé à la construction de la route. « C’est
incroyable ! c’est prodigieux ! » Et moi, de rire. Car, après
une halte obligatoire parmi les allées de Kermario (dont je me plaisais à dire
que le nom signifiait « la Ville des Morts »), j’obligeais mes
touristes à aller plus loin. Et c’était finalement l’ensemble du Ménec. Alors, là,
il n’y avait plus de réaction, plus d’exclamation : le silence s’imposait,
et aussi la méditation devant tant de pierres incontestablement dressées par la
main des hommes. Cela inclinait au respect. J’avais réussi mon tour de magie :
je savais maintenant que ceux que j’avais amenés ici ne s’en retourneraient pas
innocents, et qu’ils seraient obligés de réfléchir sur quelque chose, d’autant
plus que je leur signalais que les alignements se poursuivaient sporadiquement,
sur plus d’une dizaine de kilomètres, mais qu’une bonne partie des pierres
avait été réutilisée par les bâtisseurs des villages de Carnac, de Plouharnel
et d’Erdeven.
En visitant les églises, les cathédrales et les musées, j’ai
entendu d’innombrables stupidités, des contre-vérités, des absurdités. Mais je
crois que je n’en ai jamais autant entendu que certains jours d’été, en accompagnant
des amis, à travers les alignements de Carnac et dans les allées couvertes de
la région. C’est le record absolu. Je sais bien que mon attitude peut
facilement être considérée comme de l’orgueil. Mais qu’on se rassure : je
ne sais rien de plus que ceux qui racontent n’importe quoi sur les géants, sur
des techniques fantastiques, sur des sculptures inexistantes visibles à certaines
heures du jour, et surtout de la soirée, sur l’authentique signification de ces
blocs de pierre. Le plus fort, c’est que la plupart de ces péroreurs ont des
guides imprimés et des fascicules à la main quand ils se permettent de donner
une explication définitive sur Carnac. Sur ce sujet, la littérature est abondante.
Et l’imaginaire se déploie complaisamment. La légende de saint Kornéli
changeant en blocs de pierre ses poursuivants n’est qu’une simple constatation
faite par les gens du pays en fonction de leur culte réel et sincère envers
saint Kornéli protecteur des bêtes à cornes, toujours représenté en pape (car
il a été plus ou moins confondu avec un mystérieux pape Corneille), et
accompagné d’un taureau arborant une superbe paire de cornes. Au fait, sait-on
qu’autrefois, dans le pays de Carnac, au temps des Celtes, on honorait une
divinité indo-européenne de la troisième fonction du nom de Kernunnos, personnage
cornu qui est vraisemblablement l’image récupérée par les Celtes d’une ancienne
divinité autochtone de l’époque des grands chasseurs de cervidés ? Là
aussi, il y a permanence des cultes, permanence des croyances, et surtout
permanence d’une même idée spirituelle consistant à représenter les dieux – ou
plutôt le Dieu – sous des formes fonctionnelles socialisées.
Mais cela ne m’empêchait aucunement de rôder dans les alignements
de Carnac lorsqu’il n’y avait personne, généralement en automne ou en hiver. Alors,
je retrouvais les impressions que j’avais éprouvées auparavant, en
cet après-midi de septembre où, avec Claire, nous avions senti l’orage résonner
à travers les pierres. Le magnétisme du lieu, j’y croyais sincèrement. La force
tellurique qui affleurait du sol, je la recevais
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