C'était De Gaulle - Tome I
Général me présente à son hôte : « C'est un écrivain, qui vient de publier un livre sur le partage de l'Algérie. » (Il a dit écrivain , comme si, dans sa hiérarchie des valeurs, cette qualité était plus flatteuse que celle de député .) Et le Général lui explique en quelques mots de quoi il s'agit. Tombalbaye roule le blanc de ses yeux dans sa face noire, coupée sur les deux joues de larges balafres : on dirait qu'il veut me faire mesurer l'incongruité de cette solution aux yeux d'un dirigeant du tiers-monde.
Quelques minutes plus tard, ayant chaussé ses épaisses lunettes, le Général me rattrape dans le Salon des beauvais et me dit : « Alors, ce partage, on ne va pas le faire ! La négociation va aboutir ! Croyez-moi, ça vaut mieux ! Si on vous reparle de votre solution, répondez donc que c'eût été une solution de désespoir et que mieux vaut la paix dans la coopération, que la séparation dans la violence. » Et il continue à faire le tour du Salon des beauvais, disant un mot à l'un et à l'autre.
Ce propos n'a duré qu'une minute. Mais des proches du Général qui le suivaient à deux pas, Burin et Foccart, se sont hâtés de me demander ce qu'il venait de me dire. Ainsi, au Vatican, les monsignori qui accompagnent le Saint-Père dans ses audiences ambulatoires interrogent les fidèles auxquels il a daigné dire un mot, comme pour recueillir les miettes d'un festin.
Plusieurs convives me questionnent sur cet aparté ; y compris des membres du gouvernement. En échange, l'un de ceux-ci me raconte en confidence que, dans la séance où le Conseil des ministres vient d'approuver l'aboutissement des négociations avec le FLN, Malraux s'est écrié : « C'est une grande victoire ! » Formule que Debré a aussitôt rectifiée : « Ou plutôt, une victoire sur nous-mêmes ! » L'Élysée a fait connaître ensuite la désapprobation du Général à l'égard de ce correctif...
Ainsi, de la besogne sur laquelle j'avais peiné cinq mois à sa demande, il ne reste plus rien. De Gaulle a vu en moi un franc-tireur qu'il pouvait utiliser. Parce qu'à ses yeux, sans doute, dans les circonstances où nous étions, le service de la France le rendait souhaitable.
Rien ne reste... Si ce n'est une jolie démonstration de l'art de commander. Baumgartner avait raison : « Ces manières rudes vous assouplissent les reins. » Mais avant d'être assouplis, ils sont quand même endoloris.
1 Allusion à la formule utilisée en 1917 par Balfour pour ouvrir la Palestine à l'immigration juive.
2 Station du Jura où, du 10 au 18 février 1962, eurent lieu des pourparlers entre les représentants du gouvernement provisoire de la République algérienne et ceux du gouvernement français.
II
« LE GRAND TOURNANT »
Chapitre 1
« IL VOUS SIED ENCORE MOINS DE DIRE DES SOTTISES QUE D'EN FAIRE»
Samedi 14 avril 1962 . Les radios annoncent ce matin que Georges Pompidou remplace à Matignon Michel Debré. À Montereau, j'inaugure la foire de la Saint-Parfait. Un appel téléphonique me fait sortir au milieu du banquet. C'est René Ribière, ancien membre du cabinet du Général à Matignon en 1958, et depuis lors mon collègue au groupe gaulliste de l'Assemblée : « Le Général ne veut pas de moi comme secrétaire d'État. Je lui ai rendu trop de services ; il ne me le pardonne pas. Ça ne risque pas de t'arriver ! Reviens vite à Paris. Tu entres dans le cabinet Pompidou. »
Je retourne à Paris. Aucun appel téléphonique dans la fin de l'après-midi. Était-ce un poisson d'avril en retard ? Monique et moi allons au cinéma. Au retour, trois ou quatre messages m'attendent : « Olivier Guichard vous demande d'urgence. » Bien qu'il soit plus de minuit, je le rappelle chez lui : « Venez demain matin au Quai d'Orsay, où Georges consulte pour former son gouvernement. Il a quelque chose à vous proposer. » Georges : Guichard affecte amicalement de désigner devant moi Pompidou par son prénom, comme si je faisais partie de la famille, alors qu'il sait bien que ce n'est pas le cas.
Quai d'Orsay , dimanche 15 avril à 10 heures . À travers les salons vides de l'hôtel du ministre, Olivier Guichard, géant bienveillant, sert d'huissier pour introduire les visiteurs. Pompidou me reçoit dans cette maison déserte. Me reçoit ? C'est beaucoup dire. Il prend juste le temps de refermer la porte pour me faire, debout, une communication en forme d'instruction : « Vous devenez porte-parole du gouvernement et
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