C'était De Gaulle - Tome I
1962 à 15 heures.
Quand il m'a serré la main, mercredi dernier, à la fin de notre entretien, le Général m'a dit drôlement : « La semaine prochaine, vous vous reposerez. Je n'aurai pas besoin de porte-parole. Je me chargerai de porter la parole. »
Depuis un quart d'heure, le public est en place. Face à un podium sur lequel sont posées une petite table recouverte d'un tapis vert et une chaise, huit cents journalistes, alignés sur des chaises dorées de pâtissier. À la droite de l'hôte qui va apparaître sur l'estrade, ce que les journalistes appellent « l'autobus » : les vingt-cinq ministres, par rangs de cinq ; ils ont droit à des chaises Empire. A la gauche, la « maison du Président » : Burin des Roziers et les conseillers techniques du secrétariat général, Galichon et le cabinet. À proximité immédiate de la chaise vide, dans la position d'un souffleur (qui aura seulement à souffler les noms des journalistes, la vue du Général ne lui permettant pas de les reconnaître s'ils oublient de se nommer), Jean Chauveau, chargé de la presse. Cameramen et photographes sont juchés sur un praticable. Les projecteurs aveuglent déjà le public.
À l'heure exacte, les lourds rideaux de velours s'écartent ; tout le monde se lève ; de Gaulle fait son entrée. Commence une séance de charme, qui tient de l'hypnotisme et de la prestidigitation. Après un exorde aimable, le Général prie les journalistes de poser leurs questions. Il les classe. Puis il les fait répéter dans l'ordre des thèmes abordés : le plan Fouchet et la construction de l'Europe ; les rapports Est-Ouest ; l'Allemagne et le statut de Berlin ; l'OTAN ; l'Algérie, l'Afrique du Nord, l'Afrique noire. Rien ni personne n'est oublié.
Je suis placé à trois rangs derrière Pflimlin, avec vue imprenable sur sa nuque. Il dresse la tête quand il est question de Strasbourg. Au moment où le Général cite un vers de Phèdre à propos de l'Assemblée du Conseil de l'Europe : « On me dit qu'elle se meurt aux bords où elle fut laissée », il lâche une interjection que je ne saisis pas, mais qui doit exprimer l'indignation ; quelque chose comme : « C'est intolérable ! » Soudain, sa nuque s'empourpre. Il a pour Strasbourg une passion comme on en a pour une femme. C'est plus important pour lui que d'être au gouvernement. J' ai été témoin, pendant et après la négociation sur le traité de Rome, qu'il a tout fait pour que Strasbourg soit le siège des institutions européennes, et en tout cas du Parlement.
À la sortie, il est plus que rouge : presque violacé. Je l'interroge du regard. « Cette conférence de presse, me dit-il en martelant les syllabes, pose un grave problème politique. » Il fait signe à ses collègues du MRP et s'éloigne promptement.
Pendant que la foule s'écoule avec lenteur, des journalistes s'approchent de moi. Les Français, blasés, sont déçus : « Il n'a rien dit : rien de percutant, aucune information. On sait tout ça par cœur, on pourrait le réciter aussi bien que lui. » Les étrangers, en revanche, sont émerveillés : « Quelle aisance ! quelle éloquence ! Pas une hésitation ! Parler une heure et demie sans une note ! Personne, chez nous, ne serait capable d'une telle performance ! »
Le soir, dans la galerie des Batailles du château de Versailles, je préside, en face de Christian Chavanon 1 , un banquet de dirigeants de la presse. Surprise de retrouver Maurice Schumann, venu comme simple invité. S'excusant de manquer mon discours, il me précise : « Je vais devoir partir avant la fin. Pflimlin prend très mal la conférence de presse de cet après-midi. Je crois bien qu'il me sera impossible de ne pas me solidariser avec lui, pour garder mon crédit au MRP. Ce sera la meilleure façon d'aider le Général de l'intérieur du mouvement.»
À 9 h 30, 16 mai 1962, dans la salle du Conseil des ministres. On sent quelque chose d'étrange dans l'air. Certains ministres ne sont pas là : ce sont les cinq MRP. L'attente se prolonge 2 .
Quand le Général nous serre la main, il est aussi impassible qu'à l'ordinaire. Mais son visage est légèrement congestionné, comme je ne l'avais jamais vu : ses joues sont aussi roses que celles d'un bébé.
Ce même visage rose, nous le lui reverrons certains jours de grande contrariété, comme en octobre 1962 quand le résultat du référendum l'aura déçu, en mars 1963 lors de la grève des mineurs, en décembre 1965 après sa mise en
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