C'était De Gaulle - Tome I
minutes qui dépassent chacune de nos pauvres vies.» Dans les deux cas, il avait voulu ce moment de toutes ses forces: la première fois, chasser les Allemands; dix-huit ans plus tard, sceller la réconciliation avec eux. Et quand ces minutes s'accomplissent, telles qu'il les a rêvées et façonnées, elles effacent devant lui sa « pauvre vie ».
1 Juste avant l'attentat du Petit-Clamart.
Chapitre 12
«NOUS POURRONS TUER VINGT MILLIONS D'HOMMES »
Au Conseil du 4 mai 1962, Palewski raconte sa mésaventure. En compagnie de Messmer, il a assisté à une expérience au Hoggar, à 150 km de Tamanrasset: «Dans une chambre souterraine, une charge qui était prévue pour une puissance d'environ 50 à 60 kilotonnes, quatre fois la bombe d'Hiroshima, a explosé. On avait sans doute sous-estimé sa puissance et surestimé la résistance des roches, car la montagne a littéralement sauté en l'air. Un gros nuage s'est élevé en volutes. Une poussière rouge et sale a commencé à s'étendre. Nous avons décidé d'évacuer le poste de commandement et nous sommes repartis de toute la vitesse de nos jeeps. Il a fallu ensuite se doucher avec du savon décontaminant.
GdG. — Nous espérons tous que ce savon aura eu un effet décisif, d'abord pour vous décontaminer, et ensuite pour nous éviter d'être contaminés par vous.» (Rires.)
À la fin de sa vie, retiré dans son château du Marais, Gaston Palewski, atteint d'une leucémie, s'était persuadé qu'elle était la conséquence de cet incident.
« Nous n'aurons pas à les tuer, parce qu'on saura que nous le pourrions »
Après le Conseil, le Général me dit: « Cette fois, il ne s'agissait pas, comme la fois précédente, d'une expérience, mais de la mise à l'épreuve de notre première bombe — ne le dites pas: secret-défense. C'est l'engin militaire lui-même qui a explosé, celui qui va être mis sous le fuselage d'un Mirage. À partir de septembre de l'an prochain, nous fabriquerons chaque mois un Mirage et sa bombe. D'ici à la fin de l'année prochaine, nous aurons ce qu'il faut pour tuer vingt millions d'hommes deux heures après le déclenchement d'une agression. »
J'allais lui demander: « Ça ne vous fait rien de penser que vous pourriez...» Mais je me rattrape pour adoucir la question: « C'est impressionnant de penser que l'on pourrait tuer vingt millions d'humains.»
Il me répond tranquillement: «Précisément, nous ne les tuerons pas, parce qu'on saura que nous pourrions le faire. Et, àcause de ça, personne n'osera plus nous attaquer. Il ne s'agit plus de faire la guerre, comme depuis que l'homme est homme, mais de la rendre impossible, comme on n'avait jamais réussi à le faire. Nous allons devenir un des quatre pays invulnérables. Qui s'y frotterait s'y piquerait, et s'y piquerait mortellement. La force de frappe n'est pas faite pour frapper, mais pour ne pas être frappé.
AP. — La bombe a bel et bien frappé, à Hiroshima et Nagasaki.
GdG. — Elle n'aurait pas frappé, si les Japonais en avaient possédé une. Et il fallait bien qu'elle frappe la première fois. Pour mettre le Japon à genoux, il fallait lui fournir la preuve que cette bombe était une réalité terrifiante et imparable. Et il fallait que cette bombe mette fin à la Seconde Guerre mondiale, pour que la perspective de son emploi dissuade d'en entreprendre une troisième. Sans quoi, on n'aurait jamais cru à ses vertus.
« Il faut juger tout ça à l'échelle de l'Histoire. Les bombardements de Dresde et de Leipzig ont fait plus de morts que les deux bombes atomiques. Les trois cent mille morts d'Hiroshima ont épargné bien davantage de Japonais, qui auraient été écrasés sous des bombes ordinaires. Et surtout, ils ont épargné les dizaines de millions de morts d'une autre guerre mondiale, qui n'aurait pas manqué de suivre de peu la précédente. Les morts par bombardements classiques auraient été des morts inutiles. Les morts d'Hiroshima ont été des morts... nécessaires. (Il a cherché le mot, puis a fini par ne plus retenir que celui qui avait dû lui venir d'emblée.)
AP. — Et les morts de Nagasaki ?
GdG. — Ça, je reconnais que c'est plus discutable. Truman n'a attendu que trois jours pour lancer sa seconde bombe, sans avoir laissé aux Japonais le temps de se retourner. Il aurait pu leur envoyer un ultimatum à huit jours.
AP. — Des centaines de milliers de morts, des femmes, des enfants, des vieillards carbonisés en un millième de
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