C'était le XXe siècle T.1
vergogne.
Depuis la déposition de Mme Gueydan, on s’endort un peu. Soudain, on va vivre un réveil éclatant. L’auteur dramatique Henry Bernstein est l’un des témoins de la partie civile. Caillaux, pour annihiler son témoignage, l’a accusé de s’être soustrait à ses obligations militaires. Bernstein bondit à la barre, a l’air de chercher dans la salle Caillaux assis. Il l’interpelle d’une voix dure :
— Vous êtes là, Caillaux ? Car je n’insulte pas, moi, mes adversaires en leur absence.
Caillaux se dresse les bras croisés.
— Messieurs les jurés, poursuit Bernstein, ne vous laissez pas assassiner par un ministre, car votre testament serait lu à l’audience.
Albanel, affolé, tente d’interrompre le témoin. Élevant la voix, Bernstein poursuit sans crainte :
— J’ai commis dans ma jeunesse une folie que j’ai regrettée publiquement. J’adore passionnément mon pays. En 1911, au moment de l’affaire d’Agadir, j’ai demandé à être reversé dans l’armée. J’ai eu l’honneur d’obtenir la cassation de ma réforme. Je suis artilleur, je pars le quatrième jour de la mobilisation et la mobilisation est peut-être pour demain. Je ne sais pas quel jour part Caillaux, mais je dois le prévenir qu’à la guerre on ne peut pas se faire remplacer par une femme et qu’il faut tirer soi-même…
Du public monte une longue acclamation. Les bravos crépitent. Albanel, dans un état proche du coma, doit précipitamment lever l’audience.
Il faut aux douze jurés écouter d’abord M e Chenu, qui jure que Caillaux et Mme Caillaux sont complices. Une phrase de l’avocat résume tout :
— La femme tire aussi bien que l’homme et court moins de risques !
Pour le procureur général, l’intention criminelle et la préméditation sont démontrées. Cependant, il admet les circonstances atténuantes.
M e Labori plaide :
— Un lamentable incident, infiniment malheureux et irréparable, de la nervosité humaine exaspérée…
Voilà, pour l’avocat, ce qu’est le meurtre de Calmette. Il s’émeut en parlant de l’accusée :
— Elle sortira blessée, meurtrie à jamais.
Après une heure de délibération, le 28 juillet au soir, les douze jurés rentrent en séance. À la question : « Mme Caillaux est-elle coupable d’avoir, le 16 mars, à Paris, commis un homicide volontaire sur la personne de Gaston Calmette ? », le chef du jury répond :
— Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu et devant les hommes, la déclaration du jury est : non.
D’abord, des applaudissements. Et puis une clameur inouïe, redoutable. Des injures. On entend :
— Vive Caillaux ! Vive Labori ! Vive la France !
— Vive la France ! À bas Caillaux ! À bas les traîtres !
Impossible de se faire entendre, impossible de prononcer le verdict d’acquittement. Le président Albanel se lève, s’enfuit, suivi par les autres magistrats. Le tumulte est tel qu’il faudra expulser le public. Albanel reviendra sur son siège et Mme Caillaux sera déclarée acquittée. Elle glisse dans les bras de M e Labori. Son chapeau roule à terre.
Le soir, vêtue d’une robe « de voile bleu, aérienne, drapée », Mme Caillaux, aux côtés de son mari, offrira une fête à ses amis… C’est fini. Pour elle, du moins.
Il reste quatre jours de paix au monde. Devant les mécanismes qui s’emballent, il n’est plus au pouvoir de personne de barrer la route à la guerre. Il n’y aura jamais de ministère Caillaux-Jaurès : Jaurès lui-même va mourir.
Peut-être Gaston Calmette est-il le premier cadavre de la Grande Guerre.
IV
Sarajevo ou la fatalité
28 juin 1914
Un soleil éclatant, une foule pressée, avide, qui se bouscule pour mieux apercevoir la longue voiture découverte de l’archiduc François-Ferdinand, héritier présomptif de l’empire austro-hongrois. Soudain des coups de feu jaillissent de cette foule. L’archiduc, dans sa belle automobile, s’effondre. Assassiné.
L’acte d’un fou ? Sur l’instant, le 28 juin 1914, on a pu le croire. Or les coups de feu de Sarajevo vont se trouver à l’origine de l’une des plus effroyables tragédies de tous les temps. C’est de la Première Guerre mondiale que notre destin est issu. Sans elle et les conditions qu’elle a créées, l’Histoire n’aurait pas changé de visage. Hitler et Staline n’auraient jamais conquis le pouvoir.
Tout cela parce qu’un patriote bosniaque a
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