C'était le XXe siècle T.1
tiré sur un archiduc.
En 1914 régnait sur l’Autriche-Hongrie un empereur de quatre-vingt-quatre ans, François-Joseph. Ce long, trop long règne, avait été semé de drames familiaux dont l’accumulation ne peut, aujourd’hui encore, que nous troubler. Le frère de François-Joseph, Maximilien, avait été fusillé au Mexique. À l’annonce de sa mort, Charlotte, sa femme, avait perdu la raison. Le fils unique de l’empereur, Rodolphe, s’était donné la mort à Mayerling. La belle-sœur de François-Joseph, duchesse d’Alençon, avait été brûlée vive dans l’incendie du Bazar de la Charité. Son épouse, Elisabeth – Sissi – avait péri sous le poignard d’un assassin. Son neveu, Louis II de Bavière, était devenu fou. Et lui – lui seul, l’empereur – survivait.
Depuis 1896, l’archiduc François-Ferdinand était l’héritier du trône. À vrai dire, on n’avait guère préparé ce neveu à une telle éventualité : il avait si peu de chance d’accéder au trône ! Cependant qu’il poursuivait une carrière militaire à laquelle nul n’échappait chez les Habsbourg, son entourage s’était acharné à écarter de lui toute influence libérale. On l’avait élevé dans le traditionalisme le plus étroit, sans stimuler jamais chez lui la moindre attirance pour les choses de l’esprit. On l’avait encouragé à donner libre cours à son plaisir favori, la chasse. Son médecin estimait qu’il avait tué plus d’un million de pièces de gibier. Avec cela, un fort mauvais caractère souligné par un mépris trop affiché des nuances. Le général Conrad rapportait que l’archiduc, encore tout jeune, lui avait dit un jour :
— Quand je serai commandant en chef, je ferai ce que je voudrai, et s’il en est qui font quelque chose d’autre, je les ferai tous fusiller.
Il était grand, fort, lourd d’aspect, avec des cheveux foncés, d’épaisses moustaches et des yeux plus gris que bleus. Il parlait peu et riait moins encore. À trente ans, on le citait comme un célibataire endurci. En 1895, alors même que l’on venait de déceler, à son poumon droit, une lésion tuberculeuse assez étendue, il s’était enfin décidé à prendre femme : la princesse Mary, fille aînée du futur Edouard VII d’Angleterre. Pour l’héritier d’un trône impérial, un tel mariage était logique. Or, la même année, à un bal, François-Ferdinand avait rencontré Sophie Chotek – et tout avait changé.
Qui était cette Sophie ? Elle faisait partie de la petite aristocratie tchèque mais, ayant le malheur d’appartenir à une famille ruinée, elle avait sollicité – et obtenu – le poste de dame d’honneur de l’archiduchesse Isabelle. Grande, un peu forte, non sans charme – de beaux yeux gris et un teint que beaucoup de femmes auraient pu lui envier –, elle avait vingt-sept ans et se résignait à rester vieille fille. Qui aurait pu jeter le moindre regard sur une fille pauvre et reléguée dans une condition parfaitement subalterne ? Dame d’honneur, cela voulait dire en l’occurrence gouvernante des trois filles de l’archiduchesse Isabelle, mais aussi quelque peu femme de charge.
Alors l’inattendu arriva. L’archiduc François-Ferdinand s’éprit de Sophie. On le vit de plus en plus chez Isabelle. Celle-ci croyait que son cousin était tombé amoureux de l’une de ses filles et s’en réjouissait. Un jour de 1898, l’archiduchesse aperçut chez elle la montre qu’avait oubliée François-Ferdinand. Elle ouvrit le boîtier. Elle n’y découvrit pas, comme elle l’espérait, la photo de sa fille aînée, mais celle de Sophie Chotek. Courroucée, Isabelle congédia la dame d’honneur.
L’empereur fut rapidement informé. Aussitôt, il fit entendre un avis qui était un verdict : cette demoiselle Chotek ne pouvait être et ne serait jamais, pour l’héritier du trône, une épouse acceptable.
L’année suivante, François-Ferdinand interrogea son médecin : sa tuberculose représentait-elle un danger pour des enfants à venir ? Le médecin répondit négativement. C’était à juste titre nier l’hérédité, mais oublier la contagion. Car François-Ferdinand s’obstinait. À la demande de François-Joseph, le confesseur de l’archiduc intervint. En pure perte. Les rapports se tendaient entre l’oncle et le neveu. François-Ferdinand annonça d’un ton tranquille qu’il attendrait, pour se marier, la mort de
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