C'était le XXe siècle T.1
est unique. L’homme, d’ailleurs, le comprend. Il se fond dans la foule et disparaît.
Un long murmure, parmi ces gens qui piétinent. De la poste, ils viennent de voir sortir une dizaine d’hommes en armes. Tous, ils sont en uniforme, les uns vert sombre, les autres gris-vert. Dans O’Connell Street, des chuchotements, des explications :
— C’est Connolly…
— C’est Patrick Pearse…
Justement, ce Pearse fait un pas en avant sur le perron. À trente-sept ans, il est grave, avec dans le regard une sombre exaltation. Il a donné à la langue irlandaise quelques-uns de ses plus beaux poèmes. Il a multiplié les écrits pour que les Irlandais se souviennent de leurs racines celtiques. Il a même ouvert une école afin de redonner aux enfants irlandais la conscience de leurs origines. Un poète, mais aussi un prophète. D’ailleurs, là, sur le perron de l’hôtel des postes de Dublin, il y a trois autres poètes : Thomas MacDonagh, Joseph Plunkett, Eamonn Ceannt. « Singulier pays, a dit l’un des meilleurs connaisseurs français de l’Irlande, Pierre Joannon, que celui où les poètes fomentent des révolutions pour sauver l’âme d’une race déchue (17) . » Sur le perron de la poste, il y a aussi des hommes qui ne vivent que pour l’action. D’abord James Connolly, quarante-six ans, petit, massif, avec un visage dur que barre une épaisse moustache. Son but est double : l’indépendance de l’Irlande, bien sûr, mais aussi la révolution. Ce leader syndicaliste se souvient qu’il a travaillé de ses mains à onze ans. Il n’a pas pardonné aux leaders socialistes européens de n’avoir pas empêché la guerre de 1914. Ce marxiste déclaré est aussi le plus ardent des patriotes, et point du tout gêné par ce qui pourrait sembler une contradiction.
Dans O’Connell Street, le silence se fait plus pesant encore. C’est alors que la voix de Pearse éclate. Chaque phrase, chaque mot, articulé solennellement, claque comme une provocation :
— Irlandais et Irlandaises, au nom de Dieu et des générations disparues dont elle reçoit son antique tradition de nationalité, l’Irlande, par nos voix, appelle ses enfants autour de son drapeau pour conquérir sa liberté…
Le silence, toujours. Les phrases se succèdent, annonçant que l’organisation révolutionnaire secrète irlandaise. L’Irish Republican Brotherhood , et ses organisations militaires publiques, les Volontaires irlandais et l’ Irish Citizen Army , se sont unies pour prendre les armes :
— … Nous déclarons souverain et imprescriptible le droit du peuple d’Irlande à la propriété de l’Irlande et à la libre direction des destinées irlandaises. La longue usurpation de ce droit par un peuple et un gouvernement étranger n’a pas annihilé ce droit, qui ne pourra jamais être détruit que par l’anéantissement même du peuple irlandais… Nous appuyant sur ce droit fondamental et l’affirmant encore par les armes à la face du monde, nous proclamons ici la République irlandaise, État indépendant et souverain, et nous vouons nos vies et celles de nos compagnons d’armes à la cause de sa liberté, de sa prospérité et de son élévation parmi les nations.
Le silence, toujours. L’Irlande libre ? L’Irlande indépendante ? Que veulent dire ces mots que l’on n’attendait pas, ces paroles improbables ?
Et la voix haute, claire, ferme qui poursuit :
— Nous mettons la cause de la République irlandaise sous la protection du Très-Haut dont nous appelons la bénédiction sur nos armes, et nous prions pour que nul serviteur de cette cause ne la déshonore par lâcheté, inhumanité ou rapine. À cette heure suprême, la nation irlandaise doit, par sa valeur et sa discipline, et par l’empressement de ses enfants pour le bien commun, se montrer digne de l’auguste destinée à laquelle elle est appelée !
Il a achevé, Patrick Pearse. Logiquement, à cette dernière et superbe envolée devraient répondre les ovations de la foule. Mais non. Le silence, toujours. Des Volontaires collent des exemplaires de la proclamation de Pearse sur les colonnes du portique de la poste. Ils traversent la place pour en coller d’autres sur le socle de la colonne Nelson. On voit Connolly s’élancer vers Pearse, lui saisir les mains, les secouer d’un air radieux. On voit cette dizaine d’hommes en uniforme quitter le perron pour rentrer dans la poste. Alors, tout à coup, le silence se
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