C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue
À l’instant où l’on en doute, une longue brèche s’ouvre soudain dans cette masse opaque et blanche. À vue de nez, le lieutenant Franklin « Ken » Wey, bombardier du bord, l’estime longue d’une vingtaine de kilomètres. À ce moment précis, 9 800 mètres plus bas, il aperçoit Hiroshima. La ville qui s’éveille brille dans les rayons du soleil matinal. Le lieutenant jette un coup d’œil sur sa montre : 7 h 30 du matin. Au même moment, le major Eatherly, chef pilote du Straight Flush, découvre lui aussi l’objectif numéro un.
Le major Eatherly se prénomme Claude mais, du fait de son second prénom Robert, tout le monde l’appelle Bob. Il s’émerveille à voir la ceinture de nuages s’enfuir toujours plus loin et la ville d’Hiroshima se dégager à toute allure. Convaincu que l’on détient une cible idéale, Bob Eatherly fait décrire à son appareil un arc de cercle. Il n’a pas besoin d’en savoir davantage. Cap au 90, il prend le chemin du retour. La radio du bord transmet en code le rapport prévu : « Ennuagement de moins de 3/10 e à toutes altitudes. » Autrement dit : « Tout est OK. Vous pouvez y aller. »
Ce rapport, le B-29 Enola Gay le capte sur 7 310 kgHz. À la même heure, il vole plein ouest vers Hiroshima. Quand on apporte le texte décodé au colonel Paul Tibbets, commandant du groupe de bombardement et responsable du raid, il s’écrie :
— C’est Hiroshima !
Plus tard, les membres de l’équipage diront avoir été soulagés en apprenant que la route s’ouvrait vers Hiroshima, l’objectif qu’ils connaissaient le mieux. On ne peut que se rallier au commentaire de l’historien Joseph-L. Marx : « Les habitants de Kokura et de Nagasaki auraient été soulagés eux aussi, s’ils avaient pu se douter de quelque chose (128) . »
Vingt et un jours plus tôt, une bombe semblable à celle que portait l’ Enola Gay avait été expérimentée dans le désert du Nouveau-Mexique. Ce jour-là, 16 juillet 1945, à 5 h 30 heure locale, sur une distance de quatre cents kilomètres à la ronde, un éclair avait embrasé les cieux. Aux dires des témoins, il éblouissait « comme plusieurs soleils réunis ». Une gigantesque sphère de feu s’était élevée jusqu’à 8 000 mètres. La terre avait tremblé. Dans tout le Sud-Ouest des États-Unis, on avait entendu l’explosion et beaucoup s’étaient étonnés de voir le soleil se lever plus tôt que d’ordinaire. Une aveugle s’était écriée soudain : « Je vois (129) ! »
Une nouvelle ère avait commencé.
Des articles par centaines, des livres par dizaines semblent avoir été écrits pour administrer au monde la preuve que, parmi les douze hommes que transportait l’ Enola Gay , aucun ne manifesta jamais le moindre regret. Tous ces hommes ont été surabondamment interrogés. On les a vus souvent à la télévision américaine. Ils ont dit et redit qu’ils ne pouvaient se sentir coupables d’avoir, en tant que soldats, obéi à un ordre provenant de l’autorité supérieure.
Tel ne fut pas le cas du major Claude Eatherly, chef pilote du Straight Flush . Pourtant, il n’avait pas bombardé, il n’avait pas lâché la bombe mais, ayant donné le feu vert à l’ Enola Gay , il s’estimait responsable de l’effroyable cataclysme. Sa vie tout entière s’est trouvée douloureusement perturbée par sa présence, le 6 août 1945, au-dessus d’Hiroshima. Ne suffit-il pas qu’un seul parmi les équipages ait manifesté son remords pour que, légitimement, nous soyons conduits à poser la question : fallait-il bombarder Hiroshima ?
C’est en 1938, à l’Institut Kaiser Wilhelm de Berlin, que les Allemands Otto Hahn et Gritz Strassmann ont réussi, pour la première fois, la fission de l’atome d’uranium. Dans les pays où des équipes de savants poursuivaient le même but, la conclusion a été tirée aussitôt que, de la fission de l’atome, surgirait – à une échéance imprévisible – une forme d’énergie nouvelle. Celle-ci dépasserait tout ce dont l’homme avait disposé jusque-là. Utilisée à des fins pacifiques, il était prévisible que l’on en tirerait aussi des armes de guerre. L’énergie atomique pourrait déboucher sur une bombe qui rendrait son possesseur pratiquement maître du monde.
Cette certitude s’inscrit dans une histoire qui prend son origine en Grèce, quatre cents ans avant la naissance du Christ, quand Démocrite
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