C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue
l’officier de paix Curva dont il a été fait état au début de ce chapitre. Il en ressort que Barbie et les siens savaient parfaitement qu’ils devaient se rendre chez le docteur Dugoujon. Ils ignoraient toutefois son adresse. Après s’être arrêtés devant l’ancienne demeure du médecin et convaincus de leur erreur, ils se sont tout droit dirigés vers sa nouvelle résidence de la place de Castellane.
Ici le mystère s’épaissit. Si Barbie connaissait le nom de Dugoujon et ne faisait que rechercher une adresse, quelle nécessité d’associer Mme Deletraz à cette aventure ? On peut, semble-t-il, être assuré que, sur cet épisode, la jeune femme a dit la vérité – mais l’a-t-elle dite tout entière ?
Ils sont cinq qui attendent au premier étage : Lassagne, Aubry, Lacaze, Larat, Hardy. Et trois dans le salon d’attente : Moulin, Aubrac, Schwartzfeld. Le docteur raccompagne sa dernière cliente.
— Police allemande !
Dugoujon reste sans voix, figé sur place. Plusieurs gestapistes le bousculent, se précipitent dans la maison et, tant par la porte que par la porte-fenêtre qui donne sur une terrasse, envahissent le salon d’attente. Ils hurlent : « Haut les mains ! police allemande ! »
Au premier étage, d’autres policiers se jettent sur ceux qu’ils trouvent. Ils n’y vont pas de main morte : coups de pied, coups de poing, gifles en plein visage. Il ne leur faut que quelques secondes pour passer les menottes – bras ramenés dans le dos – à tout le monde. Sauf à Hardy. Pour lui, on se contente d’une corde autour des poignets.
On rassemble les prisonniers dans la salle à manger. Barbie semble s’exciter d’instant en instant. Il arrache un pied de la table Henri II : une matraque idéale à ses yeux. Il frappe au hasard, le dos, les épaules, la tête des prisonniers. D’autres gestapistes « s’amusent » avec leurs revolvers : les coups de crosse pleuvent.
Tiré par un policier qui tient l’extrémité de la corde qui enserre ses poignets, René Hardy est emmené le premier. Devant la maison, portière ouverte, une voiture attend. Au moment où l’un des hommes de la Gestapo va y pousser Hardy, celui-ci lui décoche un violent coup de poing au creux de l’estomac. Le gestapiste lâche prise. Hardy détale. Deux Allemands s’élancent derrière lui, tirent dans sa direction deux ou trois coups de feu qu’entendent les prisonniers du premier étage. Étrange : un Allemand en faction, avec une mitrailleuse, à la porte d’entrée de la villa, n’a pas tiré.
Hardy s’est réfugié dans un fossé où, dira le docteur Dugoujon, même un enfant l’aurait retrouvé. Les gestapistes ne songent pas à regarder de ce côté-là…
Après le départ des autres prisonniers entassés dans les voitures pour être conduits à la prison de Montluc, Hardy sortira de sa cachette et se réfugiera, quai de Serin, chez Mme Damas, une amie. Il lui montrera son bras traversé par une balle.
— Souvenir des Allemands, dira-t-il.
Hardy n’a jamais caché qu’il portait sur lui un revolver. Lui était-il impossible de se tirer lui-même une balle dans le bras ? La police française l’arrêtera chez Mme Damas. Elle le remettra à la Gestapo qui le fera soigner à l’hôpital militaire de la Croix-Rousse.
Hardy s’en « évadera ».
D’abominables tortures attendent les prisonniers capturés chez le docteur Dugoujon. Barbie sait qu’il a mis la main – enfin ! – sur le fameux « Max », chef de la Résistance française, le premier après de Gaulle. Parmi ces hommes, lequel est Max ? Barbie s’acharne. Il sait d’expérience que la volonté humaine a des limites : Max finira par se dévoiler. Sinon un autre le dénoncera. Cela dure. À son retour de déportation, André Lassagne racontera qu’il a été frappé pendant deux jours entiers. On est sûr que Jean Moulin, lui, n’a pas parlé. On sait aussi que, le mercredi 23 juin, quelqu’un a craqué le premier et livré l’identité du président du Conseil national de la Résistance : Aubry.
Ce jour-là, le docteur Dugoujon voit Jean Moulin revenir de son « interrogatoire ». Un pansement enveloppe sa tête, il peut à peine marcher. Le jeudi 24, Aubrac l’apercevra, méconnaissable, porté plus que soutenu par deux soldats allemands.
Appelé le lendemain pour le raser, Christian Pineau – alors prisonnier à Montluc – le découvrira allongé sur un banc :
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