Christophe Colomb : le voyageur de l'infini
mestre Estevao avaient plongé Bartolomeo
dans un trouble profond. Il ne savait pas s’il devait ou non faire confiance au
vieil homme. Assurément, celui-ci l’avait pris en affection, peut-être parce
qu’il était Génois comme lui. Pourtant, il était trop prudent pour mettre en
péril sa modeste aisance et sa situation. Assurément, ce n’était pas par simple
désir de s’épancher qu’il avait confié à son apprenti ce qu’il savait des
« frères de Sagres ». La faute de Martim l’incitait peut-être à
vérifier qu’il n’avait rien à craindre de Bartolomeo.
Lors de leurs retrouvailles, Cristovao avait remarqué l’air
soucieux de son cadet qui tranchait avec sa jovialité habituelle. L’idée lui
vint qu’il avait peut-être contracté une dette de jeu. Il avait vite écarté ce
soupçon, cela ne ressemblait pas à son frère, plutôt économe de son argent.
Aussi fut-il soulagé quand celui-ci lui raconta les confidences de mestre
Estevao. Elles confirmaient, lui dit-il, ce qu’il avait lui-même appris en
interrogeant des marins. L’un d’entre eux, qu’il avait copieusement régalé de
pichets de vin, lui avait rapporté que de curieux personnages l’avaient
interrogé à son sujet et l’avaient menacé s’il se montrait peu loquace :
— J’ai ri au nez de ces coquins. La belle affaire que
de me prévenir que je ne trouverais plus d’embarquement à destination de
l’Afrique ! Ai-je une tête à vouloir passer des semaines en mer à me
dessécher au soleil et à attraper une mauvaise fièvre ? Je ne suis pas
pressé de retrouver mes parents en enfer. Je les ai laissés débiter leurs
niaiseries et leur ai dit que je ne te connaissais pas.
Cristovao n’avait pas été outre mesure surpris qu’on eût
cherché à se renseigner sur lui. À vrai dire, il en était secrètement ravi.
C’était la preuve que sa présence n’était pas passée inaperçue. Il en eut
confirmation en croisant, deux jours plus tard, sur le port, Meshoullam de Volterra.
Celui-ci l’interpella joyeusement :
— Voilà notre Juif d’un soir ! Je désespérais de
te revoir. Sans doute crains-tu d’être à nouveau enfermé… Permets-moi de te
présenter le propriétaire de la maison où tu as passé la nuit, mon ami Eleazar
Latam. Il a beaucoup ri de ta mésaventure.
— Je regrette sincèrement de ne point avoir été là pour
vous tirer d’embarras. Je vous aurais fait sortir de la Judaria par la porte
qui me permet d’aller et venir à toute heure. Demain, quelques personnes de
qualité se retrouvent chez moi. Faites-moi le plaisir de vous joindre à nous.
Formulée sur un ton badin, l’invitation ressemblait fort à
un ordre. Le lendemain, Cristovao constata que son hôte n’avait pas menti sur
la qualité des convives. Il s’agissait d’armateurs, de capitaines et de pilotes
qu’il avait eu l’occasion d’entrevoir sur les quais, deux barons et, évoluant
de l’un à l’autre, Meshoullam de Volterra. À demi dissimulé derrière une
tenture de brocart, un homme au visage émacié et aux mains fines paraissait donner
des ordres aux domestiques, porteurs de lourds plateaux chargés de coupes de
vin.
À son entrée, Cristovao avait été présenté aux autres par
Meshoullam de Volterra :
— Voici le naufragé de la Judaria ! C’est le seul
homme à s’être perdu corps et biens en pleine terre ferme. Je lui laisse le
soin de nous en dire un peu plus sur lui.
Cristovao faillit être pris au dépourvu par cette brusque
entrée en matière. Dissimulant son trouble, il se lança dans le récit, qu’il
avait longuement préparé, des circonstances de son arrivée à Lisbonne. Il
expliqua que, né dans une famille de la côte ligure qui comptait parmi ses
ancêtres un sénateur romain, il avait très tôt éprouvé l’envie de naviguer.
Inquiet de ce projet, son père l’avait envoyé étudier à l’université de Pavie
dont il avait suivi sans passion les cours. Devant le peu de goût de son fils
pour l’histoire et le droit, son père s’était incliné et lui avait trouvé une
place d’aide pilote à bord d’un navire génois, La Bechalla, propriété
des frères Centurione. Las, le 13 août de l’an de grâce 1476, son navire,
qui faisait route vers l’Angleterre avec une flotte génoise, avait été attaqué
au large du Cap Saint-Vincent par un corsaire français, Guillaume de Casenove,
dit Coulomb le Jeune. La Bechalla avait pris feu et rapidement
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