Christophe Colomb : le voyageur de l'infini
du fouet, il les obligeait à avaler chaque
jour des litres et des litres de soupe épaisse et des bouillies de mauvais
gruau. Elles grossissaient à vue d’œil, passant le plus clair de leur temps à
somnoler entre deux repas. Dès qu’elles avaient atteint le poids désiré, elles
étaient conduites sur estrade où le marchand vantait en termes fleuris leur
force et leur bonne santé, ajoutant quelques remarques salaces sur leurs
charmes. Il arrivait à Paolo d’en lutiner certaines. L’enfant qu’elles
porteraient doublerait leur valeur et l’acheteur faisait de la sorte une bonne
affaire.
Avec les vieillards des deux sexes, il procédait autrement.
Il était difficile de dissimuler leur âge et inutile de teindre la maigre laine
blanche qui leur tenait lieu de cheveux. Après quelques expériences
malheureuses, il avait constaté que les malheureux ne supportaient pas une
alimentation trop riche. Pourtant, c’était une marchandise de choix. Certes,
ils ne pouvaient pas travailler aux champs ou être employés comme portefaix
mais ils étaient assez valeureux pour servir de domestiques. Il suffisait de
flatter le naïf et maladif orgueil des Lisboètes. Du plus pauvre au plus riche,
ces derniers se croyaient être de grands seigneurs. Pourquoi ne pas leur faire
croire que ces épaves humaines, qu’ils regardaient d’un air dédaigneux, avaient
jadis été des souverains puissants et respectés régnant sur d’immenses étendues
et de nombreux sujets. Hélas, ils avaient été défaits au combat et condamnés à
un sort cruel auquel rien ne les préparait. Ce qui expliquait leur hébétude.
Quant aux vieilles, elles étaient leurs femmes ou leurs parentes. Leur
maladresse tenait à ce qu’elles avaient toujours été servies par des nuées
d’esclaves. Paolo avait ainsi transformé la place du Vieux Pilori en marché où
l’on pouvait se procurer des dizaines de Priam, d’Hécube et de Cassandre.
C’était à croire que l’Afrique regorgeait de rois et de royaumes
perpétuellement en guerre et déversait ses aristocrates sur les quais de
Lisbonne.
Paolo avait vu juste. Les esclaves étaient déjà si nombreux
qu’en posséder un n’avait rien d’exceptionnel. Le moindre savetier aurait
estimé déchoir s’il n’avait pas pour balayer son échoppe un fils de Cham. Mais
faire vider ses récipients intimes par un homme qui avait jadis porté la
couronne, voilà qui l’élevait singulièrement au-dessus de ses semblables. La
fable avait si bien fonctionné que le faiseur de rois en venait presque à
maudire les capitaines lorsque ceux-ci ne ramenaient que des captifs jeunes et
en bonne santé. Il avait besoin de son lot de vieillards pour satisfaire les
caprices de sa clientèle et lui assurer que le cul des bébés serait royalement
torché.
Non content de vendre de la sorte ses frères les plus âgés,
Paolo avait trouvé le moyen de se débarrasser des éclopés et des infirmes. Il
les louait purement et simplement aux pauvres officiels, aux mendiants
patentés, qui se tenaient à la sortie des églises et s’efforçaient de susciter
la compassion des fidèles. À la longue, ils avaient fini par lasser les âmes
les plus pieuses, fatiguées d’entendre leurs plaintes. Désormais, ils pouvaient
supplier qu’on les aidât à nourrir des âmes fraîchement gagnées à la vraie foi
et qui attendaient de leurs frères dans le Christ le soulagement de leurs
misères.
Ce prospère négoce risquait d’être mis à mal par le retour
de Cristovao. Mis en présence de son maître, Paolo ne perdit pas contenance.
Avec un aplomb qui aurait pu lui valoir le fouet, il lui proposa tout bonnement
de lui racheter sa liberté en échange d’un vieux couple qu’il présenta sans
rire comme d’anciens souverains auxquels il s’était attaché et qu’il avait
soustraits jusque-là à leurs acheteurs potentiels. Cristovao fut touché par le
regard qu’échangeaient entre eux l’homme et la femme, redoutant qu’on les
sépare, une épreuve à laquelle ils ne survivraient pas. Les prendre à son service,
c’était s’assurer leur fidélité a toute épreuve. Celle qu’il ne pouvait
attendre de ce vaurien de Paolo qui serait bien capable de l’espionner.
L’affaire fut rapidement conclue. Quelques semaines plus tard, Cristovao apprit
que son ancien esclave n’avait guère profité de sa liberté. Il avait été
retrouvé au petit matin, baignant dans son sang, non loin de la place du
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