Claude, empereur malgré lui
pas homme à abandonner son poste sur le Rhin au moment où les Cattes s’agitent. Et Gabinius ne partira pas si Galba refuse de bouger : ils sont inséparables dans l’action. Ainsi donc, ce sera une révolution sans effusion de sang. Je ne veux pas te mettre en garde contre les dangers que tu peux courir, car je sais que l’honneur de Rome passe pour toi avant tes intérêts. Il faut, cependant, que tu saches ce que Claude a dit récemment à mon cousin Vinicius : « Je n’oublie pas les vieux comptes à régler. Quand un certain gouverneur regagnera Rome à la fin de son mandat dans les Balkans, rappelle-toi ce que je te dis, il paiera de son sang les tours qu’il m’a jadis joués. » Encore autre chose. N’aie aucun scrupule à laisser ta province sans défense. Les régiments regagneront rapidement leur poste ; d’ailleurs, pourquoi n’emmènerais-tu pas avec toi un bon nombre d’otages, afin de décourager tout soulèvement des provinces en ton absence ? En vérité, ce n’est pas comme si la Dalmatie était une province frontière. Fais-moi très vite savoir si tu es avec nous, prêt à te faire un nom aussi glorieux que celui de ton ancêtre Camille en devenant le second sauveur de Rome.
Scribonianus décida de courir le risque. Il répondit à Vinicianus qu’il allait avoir besoin de cent cinquante embarcations de transport en provenance d’Italie, outre les bâtiments qu’il pourrait réquisitionner dans les ports dalmates. Il lui faudrait également un million de pièces d’or, montant approximatif des primes destinées à persuader les deux régiments réguliers – forts de cinq mille hommes – et les vingt mille dalmates qu’il recruterait sur place à trahir leur serment d’allégeance. Ainsi, Vinicianus et ses amis conspirateurs – six sénateurs et sept chevaliers, sans compter les dix chevaliers et les six sénateurs que j’avais dépouillés de leur Ordre – quittèrent discrètement Rome sous prétexte d’aller visiter leurs propriétés à la campagne. Le premier signe de cette révolte, je le trouvai dans une lettre de Scribonianus d’une extrême insolence dans ses termes. Il m’y traitait d’imposteur, d’imbécile, m’ordonnait de résigner immédiatement toutes mes fonctions et de rentrer dans la vie civile. Il me disait que j’avais prouvé ma lamentable incapacité à accomplir la tâche que m’avait confiée le Sénat dans un moment de confusion et d’aberration et que lui, Scribonianus, me refusait obéissance et se préparait à faire voile vers l’Italie avec une armée de trente mille hommes : il allait restaurer l’ordre et la dignité à Rome et dans le reste du monde. Si au reçu de cette missive, j’abdiquais, ma vie serait épargnée et le pardon qu’on m’avait sagement conseillé d’accorder aux membres de l’opposition lors de mon accession au trône me serait octroyé ainsi qu’aux miens.
À la lecture de cette lettre, je me mis tout d’abord à rire. Grands Dieux, quelle délicieuse perspective ! Renoncer au pouvoir, retrouver une vie paisible et régulière sous un gouvernement modéré, en compagnie de ma femme, de mes livres et de mes enfants ! Certes, j’abdiquerais bien volontiers, si Scribonianus se sentait capable de gouverner mieux que moi. Ah, pouvoir me prélasser dans ma chaise longue en regardant un autre que moi se débattre, submergé par une tâche impossible que je n’avais jamais désiré entreprendre et qui s’était révélée plus harassante, angoissante et ingrate que les mots ne peuvent l’exprimer ! C’était comme si le roi Agamemnon s’était élancé vers Laocoon et ses deux enfants au moment où ils luttaient contre les deux gros serpents envoyés par un dieu irrité pour les détruire, et qu’il se fût écrié : « Arrêtez ! Laissez-moi me battre contre ces deux splendides créatures. Vous n’êtes pas dignes de les affronter. Je vous ordonne de les laisser en paix, ou il vous en cuira. » Mais pouvais-je me fier à Scribonianus et croire qu’il tiendrait parole au sujet de l’amnistie, qu’il épargnerait ma vie et celle de ma famille ? Et son gouvernement apporterait-il vraiment l’ordre et la dignité comme il l’escomptait ? Et qu’en diraient les soldats de la Garde ? Scribonianus était-il aussi populaire à Rome qu’il semblait le croire ? Les Serpents, dans la réalité, consentiraient-ils à lâcher Laocoon et ses
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