Claude, empereur malgré lui
plus de poids que le jugement de simples mortels, même s’ils sont nombreux. Je serais, d’ailleurs, porté à tenir pour blasphématoire tout avis contraire. Non que, de nos jours, le blasphème soit un crime – nous n’en sommes plus là ; mais il atteste toujours le manque d’éducation et peut être dangereux si les Dieux par hasard le surprennent. En outre, mon neveu et mon oncle, tous deux victimes de mort violente n’ont pas été pleurés ; leurs discours et leurs lettres ne sont plus cités avec le respect que l’on porte toujours aux lettres et aux discours du Dieu Auguste, et bon nombre de leurs lois ont été supprimées. Ces hommes, Messieurs, furent des lions en leur temps, mais maintenant ils sont morts et selon les paroles du proverbe juif qu’appréciait tant le Dieu Auguste, proverbe emprunté au roi de Judée Hérode le Grand, dont il appréciait l’esprit autant que j’apprécie celui de son petit-fils, le roi Hérode Agrippa : Un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort. Je ne suis pas un lion, vous le savez. Mais j’estime n’avoir pas fait un mauvais chien de garde ; et celui qui m’accuse d’avoir mal géré les affaires de l’État, ou me traite d’idiot, vous fait insulte, plus qu’à moi, car après m’avoir imposé le poids de la monarchie, vous m’avez à maintes reprises félicité de mes succès et récompensé par de hautes distinctions, dont le titre de Père de la Patrie. Si le père est un imbécile, ses enfants n’ont-ils pas hérité de la même tare ? »
Je lus alors la lettre de Scribonianus et interrogeai l’assemblée du regard. Ils avaient tous paru extrêmement mal à l’aise durant mon discours ; tout en se bornant, cependant, à applaudir, protester, ou s’étonner aux passages qui le nécessitaient. Quant à vous, mes lecteurs, vous allez sans nul doute penser ce qu’ils pensaient eux - mêmes : « Curieux discours pour une veille de soulèvement. Pourquoi Claude a-t-il jugé bon de revenir sur un sujet que nous étions censés avoir oublié : sa prétendue stupidité ? Pourquoi a-t-il estimé nécessaire de nous rappeler que sa famille l’avait considéré comme un débile mental et de nous lire le passage de la lettre de Scribonianus à ce sujet, pourquoi enfin s’est-il abaissé à en discuter ? » Oui, ma démarche pouvait paraître équivoque, comme si, me sachant effectivement demeuré, j’essayais de me persuader du contraire. Mais je savais très bien ce que je faisais. Je m’étais même, en fait, montré assez perspicace. Tout d’abord, j’avais parlé avec franchise et la franchise inattendue d’un homme envers lui-même lui concilie toujours ses auditeurs. Je rappelais au Sénat quel homme j’étais, sincère et dévoué, d’intelligence moyenne mais altruiste ; et quels hommes ils étaient eux-mêmes, intelligents mais égoïstes, ni sincères, ni dévoués, ni même courageux. Cassius Chéréas les avaient avertis de ne pas remettre la monarchie entre les mains d’un crétin et ils n’avaient pas tenu compte de son avis par crainte des soldats de la Garde. Cependant, jusqu’à présent, les choses avaient plutôt bien tourné. Rome était de nouveau prospère, la justice était impartialement rendue, le peuple était satisfait, nos armées victorieuses à l’étranger, je ne jouais pas au tyran de façon extravagante et, comme je le leur dis au cours de la discussion qui suivit, j’étais peut-être allé plus loin sur ma jambe boiteuse que bien d’autres ne l’auraient fait sur deux jambes intactes ; n’étant que trop conscient de mon infirmité, je ne m’autorisais ni pause, ni ralentissement dans ma progression. Je voulais, d’autre part, leur montrer qu’ils étaient entièrement libres de me destituer si tel était leur bon plaisir ; et ma sincérité sans apprêt dans l’évocation de mes imperfections et de mes faiblesses devrait les inciter à l’indulgence et à la clémence vis-à-vis de moi si je redevenais un simple citoyen.
Certains prirent la parole pour exprimer leur loyauté, mais leur ton resta réservé, en prévision de l’animosité de Scribonianus, s’il venait à me faire abdiquer. Seul Vinicius parla sans détours : « Seigneurs, vous êtes nombreux, je pense, à ressentir vivement les reproches qu’avec bienveillance vous a adressés le Père de la Patrie. Je me sens profondément honteux, je l’avoue, de l’avoir mal jugé
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