Claude, empereur malgré lui
irréfléchi. Ne laisse pas échapper ce que les Dieux t’ont offert de leur plein gré. Je crois deviner ce que tu penses. Tu t’es mis dans l’idée de céder ton pouvoir au Sénat dès que les soldats te laisseront aller. Ce serait de la pure folie ; le signal d’une guerre civile. Le Sénat est composé d’un troupeau de moutons mais il y a parmi eux trois ou quatre loups prêts, à peine y auras-tu renoncé, à se battre entre eux pour s’emparer du pouvoir. Asiaticus le premier, sans parler de Vinicius. Tous deux ont trempé dans la conspiration, aussi sont-ils sans doute prêts à n’importe quelle action désespérée, de crainte d’être exécutés. Vinicius se prend déjà pour César du seul fait qu’il a épousé ta nièce Lesbie. Il la rappellera d’exil et à eux deux ils formeront un clan redoutable. Si ce n’est pas Asiaticus ou Vinicius, un autre surgira, sans doute Vinicianus. Tu es le seul empereur qui puisse s’imposer à Rome et toutes les armées se tiendront derrière toi. Si tu refuses cette responsabilité au nom de je ne sais quel préjugé absurde, ce sera le chaos. C’est tout ce que j’ai à dire. Réfléchis et prends courage ! (Il se tourna alors vers les soldats et cria :) Romains, je vous félicite vous aussi. Vous n’auriez pu faire choix plus judicieux. Votre nouvel empereur est courageux, généreux, instruit et juste. Vous pouvez lui faire confiance aussi totalement que vous faisiez confiance à son glorieux frère Germanicus. Ne vous laissez pas abuser par le Sénat ou certains de vos colonels. Restez fidèles à l’empereur Claude et il vous restera fidèle. Le lieu le plus sûr pour lui, c’est votre camp. Je viens justement de lui conseiller de vous rétribuer généreusement pour votre loyauté.
Sur ces mots, il disparut.
Ils me conduisirent à leur camp dans ma chaise, en prenant le pas de course. Dès qu’un porteur montrait le moindre signe de fatigue, il était aussitôt remplacé par un autre. Les Germains couraient devant, en hurlant. J’étais, quant à moi, hébété ; je gardais mon sang-froid, mais jamais de ma vie je ne m’étais senti aussi désemparé. Hérode parti, les perspectives d’avenir me paraissaient de nouveau bien sombres. Nous venions d’atteindre la Voie Sacrée au pied du Palatin lorsque des messagers accourus nous interceptèrent, me reprochant d’avoir usurpé le trône. Ces messagers étaient deux « protecteurs du peuple ». Cette fonction était une survivance de l’époque médiane de la République, où lesdits protecteurs s’employaient à préserver les droits des petites gens contre les exactions tyranniques de la noblesse ; ils jouissaient d’une immunité particulière et, sans avoir réclamé le moindre pouvoir législatif, avaient réussi à arracher aux nobles le droit d’opposer leur veto à tout acte du Sénat contestable à leurs yeux. Mais Auguste et ses deux successeurs impériaux avaient également adopté le titre de « protecteur du peuple », avec ses prérogatives ; si bien que les véritables protecteurs du peuple, tout en continuant à être élus et à remplir certaines fonctions sous la direction de l’empereur, avaient perdu leur importance originelle. Il semblait clair que le Sénat avait choisi ces messagers non seulement pour signifier que tout Rome était solidaire de leur protestation, mais aussi parce que leur inviolabilité les préserverait de tout acte hostile de la part de mes hommes.
Ces « protecteurs », que je ne connaissais pas personnellement, ne firent pas montre d’un courage évident lorsque nous nous arrêtâmes pour parlementer avec eux, n’osant pas même nous communiquer le message dont, je l’appris par la suite, ils étaient porteurs. Ils m’appelèrent « César », titre auquel je n’avais alors aucun droit, n’étant pas membre de la famille Julia, et déclarèrent très humblement :
— Veuille nous pardonner, César, mais le Sénat te serait très obligé de te présenter immédiatement devant lui ; tous ses membres sont désireux de connaître tes intentions.
Je m’y serais volontiers rendu, mais les gardes s’y opposèrent. Ils n’avaient que mépris pour le Sénat et, maintenant qu’ils avaient choisi eux-mêmes leur empereur, étaient résolus à ne pas le perdre de vue et à résister à toute tentative du Sénat pour restaurer la République ou nommer un empereur rival. Des cris irrités
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