Claude, empereur malgré lui
nommé Sentius de prononcer un discours. C’était un orateur à l’éloquence sonore et toujours prêt à prendre la parole. Ils espéraient que si l’un des membres de l’assemblée montait normalement à la tribune, les assistants cesseraient de s’apostropher, d’échanger invectives ou louanges et que le Sénat pourrait rapidement se mettre au travail.
— Mes Seigneurs, commença Sentius, pouvons-nous seulement y croire ! Vous rendez-vous compte que nous sommes enfin libres, que nous ne sommes plus les esclaves de la folie d’un tyran ? Oh, je suis sûr que vos cœurs battent aussi fort et aussi fièrement que le mien, encore que personne n’oserait se prononcer sur la durée de cette période bénie. Savourons-la quoi qu’il en soit, tant que nous pouvons et réjouissons-nous. Il y a près d’un siècle aujourd’hui que nous n’avons pu annoncer dans cette ancienne et glorieuse cité : « Nous sommes libres », si bien que nul d’entre nous ne peut se souvenir de l’émotion ressentie en prononçant ces mots admirables, mais je peux dire qu’en cet instant mon cœur est aussi léger qu’un bouchon. Qu’ils sont heureux, ces vieillards décrépits qui à la fin d’une longue vie d’esclavage peuvent aujourd’hui exhaler leur dernier souffle avec cette douce phrase sur les lèvres : « Nous sommes libres ! » Et quel enseignement à l’adresse des plus jeunes, pour qui la liberté n’est qu’un mot, de savoir ce que cela signifie quand s’élève l’universel cri de joie : « Nous sommes libres ! » Mais, Seigneurs et citoyens, nous devons nous rappeler que la vertu seule peut préserver la liberté. Le tort de la tyrannie, c’est qu’elle décourage la vertu. La tyrannie enseigne la flatterie, la bassesse, la peur. Sous le règne d’un tyran, nous sommes des fétus de paille balayés par le vent du caprice. Le premier de nos tyrans a été Jules César. Depuis son règne, nous avons été en butte à toutes les misères concevables. Car la qualité des empereurs qui ont été choisis pour nous diriger n’a cessé de se dégrader depuis Jules. Chacun a désigné pour lui succéder un homme pire que lui-même. Tous ces monarques ont poursuivi la vertu d’une haine malfaisante. Le pire d’entre eux était ce Gaius Caligula – puisse son fantôme connaître un éternel tourment – l’ennemi à la fois des hommes et des Dieux. Qu’un tyran outrage un homme, et cet homme est soupçonné de lui en vouloir même s’il n’en donne aucun signe. Une accusation criminelle est forgée contre lui et le voilà condamné sans espoir de sursis. Cette mésaventure est arrivée à mon propre beau-frère, un chevalier parfaitement estimable et honnête. Mais maintenant, je le répète, nous sommes libres. Nous n’avons de comptes à rendre qu’entre nous-mêmes. Chacun peut de nouveau entre ces murs user librement de la parole et délibérer en toute franchise. Confessons-le, nous avons été des lâches, nous avons vécu en esclaves, nous avons entendu parler d’effroyables calamités frappant nos voisins, mais tant qu’elles ne nous frappaient pas nous - mêmes, nous sommes demeurés muets. Seigneurs, votons par décret les plus grands honneurs en notre pouvoir aux tyrannicides, en particulier à Cassius Chéréas, l’animateur de cette héroïque entreprise. Son nom devrait devenir plus glorieux encore que celui du Brutus qui tua Jules César, ou de l’homonyme de Cassius qui se tint au côté de ce Brutus et frappa lui aussi ; car Brutus et Cassius par leur action déclenchèrent une guerre civile qui plongea le pays dans le chaos et la misère. Alors que l’action de Cassius Chéréas ne saurait entraîner pareille calamité. Il s’est mis lui-même, en vrai Romain, à la disposition du Sénat et nous a fait don de cette liberté qui nous a été longtemps, ah, si longtemps, refusée.
Ce discours puéril fut applaudi avec vigueur. Personne ne parut se rappeler que Sentius avait été l’un des plus vils courtisans de Caligula au point de mériter le surnom de « Bichon ». Mais le sénateur assis à côté de lui remarqua soudain qu’il portait au doigt un anneau d’or orné d’un énorme camée en verre coloré représentant Caligula. Ce sénateur était lui aussi un ancien bichon de Caligula, mais dans un accès d’émulation républicaine, il arracha l’anneau du doigt de Sentius et le jeta à terre. Tout le monde
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