Confessions d'un enfant de La Chapelle
conviction et qu’il n’y eût plus à y revenir, M. Henri demanda :
— Et ce gentil garçon, madame, n’a-t-il pas d’autres chemises ?
Cet homme important avait parlé, sans désir d’humilier, dans un strict dessein d’information, son ton mesuré le disait assez ; pourtant ma mère, pour un court moment, demeura sans voix. Pourquoi, devait-elle se reprocher, s’être rendue aux raisons du vendeur de chez Dufayel, insistant sur la tendance de la mode aux chemises de couleur, et sur le bleu drapeau, beaucoup moins salissant que le blanc ? Allait-elle me faire manquer mon premier emploi pour un détail de teinte mal choisie ? Me mirant dans une des grandes glaces de la boutique, et n’en menant pas large, je trouvais soudain ma limace bleue au col mou infiniment moins élégante qu’elle ne m’était apparue lorsque je l’avais passée à la maison. La cravate à raies obliques, jaunes et noires, choisie parmi celles de mon frère André, et laborieusement nouée, amenait avec la chemise un contraste des plus violents, assez peu dans la note de la boutique, où l’on se piquait, je devais l’apprendre assez vite, d’être à égalité avec « Le Carnaval de Venise » et la maison « Charvet », un des conservatoires du bon goût en matière de linge masculin.
Conscient de notre gêne, et de grande bonne volonté, M. Henri décida enfin :
— Nous allons prendre ce jeune homme à l’essai… venez madame, nous serons plus à l’aide dans mon bureau pour parler des conditions !…
*
J’entrai par la petite porte dans un métier d’avenir, m’assura mon paternel au soir de cette journée si déterminante pour le futur. Trente francs par mois m’étaient consentis par ce M. Henri, décrit par ma mère comme un arbitre des élégances, pour son port aisé de la jaquette. Pour moi, j’avais surtout retenu sa singulière coiffure, une raie, tirée au cordeau, au centre du crâne se prolongeant jusqu’à la nuque, sans qu’un seul tif ne dépassât.
Je débutai le lendemain, par une visite chez un fournisseur du Sentier. J’y étais attendu par M. Henri qui présida à mon équipement en chemises et en faux cols. Chemises blanches à plastron et manchettes empesées, cols à coins cassés, du style de ceux dits à La Chapelle « cols à manger de la tarte ». J’appréhendais l’accueil qu’allaient me réserver mes copains en me voyant ainsi appareillé. Je n’eus pas à subir cette épreuve. Chemises, cols et cravates assorties demeuraient la propriété de la boutique qui en assurait le blanchissage. Je les passais dès mon arrivée à huit heures trente et les quittais peu avant sept heures, à la fermeture du magasin. Avec soulagement ; j’avais peine à m’accoutumer au port du linge empesé, le col étant comme un carcan, les boutons qui le fixaient à la chemise m’entrant dans la peau du cou, les manchettes raides me cisaillant les poignets. Mis à part ces incommodités, j’étais pleinement satisfait de mon premier emploi. J’avais autant de curiosités à satisfaire qu’un explorateur jeté dans une partie du monde inexplorée, peuplée de primitifs aux mœurs déconcertantes. À ceci près que ceux que je découvrais et identifiais enfin se trouvaient être ces mystérieux personnages, désignés dans la langue du faubourg comme les « gros », les « rupins », les « richards », les « rentiers ».
Nous ne les voyions à la boutique que l’après-midi, la matinée, leur existence ne se manifestant guère que par personnes interposées ; leurs domestiques, valet de chambre ou cocher, venant procéder à un échange, linge porté contre linge blanchi, « Jourdain et Legeai » ne confiant la lessive de ces précieux tissus qu’à une blanchisserie de fin du faubourg Saint-Honoré. Pour la première fois, j’apercevais des gens « servis », et pouvais imaginer la distance entre le blanchissement quasi magique qui s’opérait sur le linge de notre clientèle et les laborieuses lessives de ma mère.
Une de mes grandes surprises avait été la découverte du pyjama, dont je n’avais encore jamais entendu articuler le nom. Les coupeurs les taillaient dans le sous-sol où ils étaient relégués, dans des tissus soyeux, et je mis quelque temps à admettre qu’il s’agissait là de vêtements de nuit, craignant toujours être l’objet d’une de ces brimades sans cruauté, réservées aux nouveaux par les anciens, un peu comme le
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