Constantin le Grand
chiourmes ont commencé à battre lentement, c’était comme un grondement encore lointain.
L’impératrice Fausta, ses enfants, ses gardes, ses suivantes ont reculé et se sont dirigés vers le navire sur lequel, les mains agrippées aux cordages, se tenait Crispus, telle une figure de proue.
Constantin s’est retourné. Une moue rageuse déformait son visage. Sans plus regarder les navires, il a levé une nouvelle fois la main, et la cadence des tambours des chiourmes s’est accélérée.
Mon cœur s’est affolé comme si j’avais déjà imaginé ce qui allait advenir.
29
Je veux dire la vérité sur ce qui a eu lieu et ce que j’ai ressenti.
J’ai quitté l’estrade dressée sur le quai au moment où les navires s’ébranlaient dans le grondement continu des tambours de la chiourme.
J’ai aperçu côte à côte Crispus et l’impératrice Fausta. Le fils de Constantin dépassait de la tête l’épouse de son père. Il regardait droit devant lui, vers l’estrade, comme s’il avait voulu croiser les yeux de Constantin. Mais Fausta avait la tête levée vers Crispus, semblant oublier qu’elle était l’impératrice et se conduisant comme une femme encore jeune attirée par la juvénile beauté d’un mâle.
J’ai prié pour que Constantin, qui marchait devant moi, ne se retourne pas, ne découvre pas la scène.
Mais il s’est immobilisé et, lentement, a fait face à la mer.
Je pense que Dieu voulait qu’il vît.
Constantin devait affronter l’épreuve du poison qui envahit l’âme.
Dieu voulait savoir si l’empereur avait enchaîné le gladiateur, le tueur, l’empereur païen qui logeaient encore en lui.
J’ai tremblé.
Je savais que le païen était encore libre de ses mouvements dans le corps et l’âme de Constantin. Que l’empereur pouvait libérer en lui la violence du gladiateur et du tueur.
J’ai supplié Dieu d’empêcher ce qui allait advenir. Mais Dieu voulait que les hommes choisissent librement, qu’ils jugent eux-mêmes de leurs actes.
Pour se défier de l’ivresse, il faut avoir vomi ses entrailles et roulé dans cette fange.
Pour devenir empereur chrétien, peut-être Constantin devait-il d’abord agir avec la cruauté d’un Néron.
Si je le pense aujourd’hui, c’est que je sais comment s’est achevée la vie de Constantin. Mais, quand je quittai l’estrade dressée sur le quai du port de Nicée, l’inquiétude et même l’effroi me serraient la gorge.
Après avoir vu son fils et sa femme côte à côte à la proue du navire, Constantin s’est mis en marche. Son corps m’a paru tassé. Sa nuque, enfoncée dans les épaules, était réduite à trois gros plis de chair brune recouverts d’un léger duvet noir.
Hélène Augusta m’a rejoint, avançant à mes côtés.
Elle m’a murmuré :
— Tu as vu Fausta ? Elle est fille de Maximien et sœur de Maxence : deux persécuteurs, tu le sais. C’est un démon, la luxure et le sacrilège incarnés. Un serpent. Elle va, je le sais, enlacer Crispus pour mieux l’étouffer. Elle veut que ses fils règnent, et, pour cela, il faut que Crispus meure. Elle va le tuer ou le faire tuer. Il est chrétien, Denys ! Il résistera à la tentation, mais elle n’aura de cesse qu’il meure.
Hélène Augusta a tenu ses poings serrés devant son visage.
— Je la tuerai, Denys ! Je tuerai la païenne, fille et sœur de persécuteurs !
Je n’ai pas été le témoin de ce qui a eu lieu à bord du navire, puis dans le palais impérial d’Aquilée.
Je sais seulement que Constantin, peu après le départ des vaisseaux, a décidé de rejoindre cette cité par voie de terre, et au plus tôt.
Nous avons chevauché six jours, traversant la Thrace, la Mésie, la Dalmatie, et, quand nous sommes arrivés et que nous sommes entrés dans le palais impérial, Constantin s’est aussitôt dirigé vers la chambre de Fausta.
Et je suis resté noyé dans l’obscurité et le silence qui stagnaient dans les grandes salles.
Parfois, j’entendais des chuchotements d’esclaves, le glissement de leurs pas sur le marbre des vestibules.
Puis, tout à coup, près de moi, sans que je l’aie vu approcher, j’ai découvert Hésios, le grand prêtre d’Apollon et de Sol invictus .
Il m’a pris le bras et m’a raconté que, sur le navire, Fausta avait tenté de séduire Crispus – en vain. Mais elle l’accusait maintenant d’avoir abusé d’elle, commis le sacrilège de l’inceste et fomenté,
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