Constantin le Grand
d’embarquer les coffres, les arrimant sur le pont.
Crispus, qui devait commander cette flotte, passait d’un bord à l’autre, s’agrippant aux cordages, bondissant. Et la foule tenue à distance par les soldats l’acclamait à chacun de ses sauts.
Il paraissait s’envoler, et son corps juvénile, jambes et bras écartés, semblait pouvoir rester suspendu entre les navires au-dessus de la mer.
Tout à coup, j’ai vu s’avancer l’impératrice Fausta. Elle longeait le quai, entourée par ses gardes, suivie par ses enfants et ses affranchies. La brise soulevait les voiles qui enveloppaient son corps. Lorsqu’elle ne fut plus qu’à quelques pas de l’estrade sur laquelle je me trouvais, derrière l’empereur, j’ai remarqué qu’au lieu de regarder Constantin elle tournait la tête vers les navires, suivant des yeux la course de Crispus qui, comme s’il jouait, continuait de sauter d’un navire à l’autre.
J’ai vu le sourire rêveur, extasié, même, de l’impératrice.
J’ai regardé Constantin. Il observait lui aussi la scène et son visage exprimait de l’étonnement mêlé de fureur.
J’ai craint que le poison de la jalousie ne se répande en lui.
Je savais que son âme était vulnérable à ce venin.
J’ai vu ses poings se serrer alors que des courtisans, croyant lui plaire, couvraient Crispus d’éloges excessifs.
L’un d’eux a lancé à l’empereur :
— C’est le fils de ta jeunesse, celui que tu as fait avec ton meilleur sang.
Tout le visage de Constantin s’est alors contracté.
J’ai regardé à cet instant l’impératrice Fausta. Elle avait pâli. Elle pensait à ses propres fils, Constantin le Jeune, Constance et Constans.
Devraient-ils se soumettre à Crispus, n’avaient-ils pas la même valeur, les mêmes droits que le « fils de la jeunesse », ce Crispus à l’insolente beauté, aux talents guerriers et à l’éducation chrétienne ?
C’est à ce moment-là que la rumeur courut dans les palais impériaux de Nicomédie et de Nicée que Constantin songeait à proclamer Crispus auguste, le désignant ainsi comme son successeur. Et, durant quelques jours, Fausta a erré dans les salles des palais comme une louve cherchant la pitance pour ses petits.
Elle avait appris que Constantin avait donné l’ordre de graver et de fondre une pièce d’or portant sur une face son profil et, sur l’autre, celui de Crispus.
Je n’avais pas vu cette pièce-là, mais d’autres dont le dessin m’inquiétait, montrant Constantin la tête auréolée comme celle d’un dieu ou d’un saint.
Au fur et à mesure que se déroulait le concile et que montaient les approbations, les acclamations des évêques, que se manifestait leur soumission à celui qui se proclamait Pontifex Maximus , maître de l’Église chrétienne, donc, lui qui n’avait pas encore reçu le baptême, j’avais déjà constaté que Constantin changeait.
Il paraissait d’une taille plus élevée, comme s’il avait réussi à étirer son corps, le rendant encore plus majestueux.
Il regardait le ciel au-dessus de l’horizon comme si, devant lui, les hommes qui l’entouraient, fussent-ils évêques, n’avaient été que des êtres appartenant à une espèce inférieure, ou, s’ils étaient hommes, qu’il était, lui, un dieu, en tout cas si proche de Dieu, celui-ci étant unique, qu’il pouvait passer pour l’une de ses incarnations.
Et voici que, brusquement, sur ce quai du port de Nicée, la jalousie lui plantait ses crocs dans le talon, et la douleur de la morsure et le venin qui s’insinuait le faisaient pâlir.
Il a crié et j’ai deviné que, sur l’estrade comme sur les navires, personne n’a compris l’ordre qu’il avait lancé.
Cependant, Crispus est retombé lourdement sur l’un des ponts et s’est immobilisé.
Et l’impératrice Fausta s’est inclinée au pied de l’estrade. Elle a écarté les bras, soulevant ainsi ses voiles, faisant glisser ses bracelets d’or et d’argent sertis d’émeraudes. Elle avait le visage si fardé – les yeux cerclés de vert et de noir, les joues blanchies, les lèvres d’un rouge sang – qu’elle paraissait porter un masque.
Elle a fait avancer ses fils Constantin le Jeune, Constance, Constans, ses filles Hélène et Constantina, et a dit d’une voix forte :
— Voici ton sang et ta chair.
Puis, plus bas, comme une supplique :
— Ne les oublie pas.
Constantin a levé la main et les tambours des
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