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Courir

Courir

Titel: Courir Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Echenoz
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quand il va courir en Suisse, ça se voit. Il
attendait beaucoup de cette épreuve de Berne, il s’y était préparé comme
jamais. Même si, cette fois, il est à peu près sûr de vaincre au vu de ses
adversaires, en attendant d’aller se battre il semble inquiet, nerveux, presque
accablé. Il marche un peu voûté, le cou dans les épaules, son bonnet enfoncé
sur les oreilles sans souci d’élégance. A Berne, quand l’équipe tchécoslovaque
est rituellement invitée à visiter la chocolaterie, Émile s’y rend poliment
avec les autres et par curiosité comme d’habitude mais sans l’air de trop y
penser. Sous la pluie, dans son imperméable, on dirait un petit employé qui
part au travail. Et après la visite, assis près de Dana devant un film qu’on
leur projette et qui exalte la Suisse en général et le chocolat en particulier,
lui, titan de la course à pied, n’est plus qu’un spectateur anonyme, humble et
discipliné, qui regarde gentiment ça comme il regarderait autre chose. Parmi
ses coéquipiers géants, athlétiques et chevelus, Émile a soudain l’air d’un
enfant sage ou d’un vieil homme navré que tout cela n’intéresse plus.
    Sa curiosité le pousse quand même aussi à visiter le zoo de
Berne où Émile se réjouit de voir enfin des singes, espèce qui n’a pas encore
droit de séjour en Tchécoslovaquie. Mais les singes ont l’air méchants, aigris,
amers, perpétuellement vexés d’avoir raté l’humanité d’un quart de poil. Ça les
obsède à l’évidence, ils ne pensent qu’à ça. Ils seraient prêts à le faire
payer. Ce n’est pas qu’Émile soit déçu de ce spectacle, mais ça ne lui remonte
pas le moral.
    Même s’il continue de surprendre son monde, on s’est déjà
mis à parler de lui presque au passé. Très brusquement, presque d’un jour à
l’autre. Même si à Berne – piste luisante et forêt de parapluies –, on le juge
stupéfiant, course étincelante, ronde fantastique, maillot rouge à la pointe du
combat contre des adversaires qu’on disait redoutables et qui n’ont pas existé.
Même si l’on revoit à Prague – vent fort et temps glacé – le démoniaque Émile
servir un nouveau numéro de son répertoire qu’on croyait épuisé. Mais s’il
gagne encore quelquefois, il perd de plus en plus. Il voit bien ce qui lui
arrive, il en prend son parti. Il l’admet. Bon, dit-il, je suis dépassé mais
tant pis. Et même, au fond, tant mieux. J’aime courir, je veux encore courir,
courir beaucoup, mais ce n’est pas mal non plus de redevenir un coureur normal
qui peut perdre.
    Il décide de renoncer aux cinq mille mètres, où il ne se
voit plus. C’est devenu une épreuve trop rapide, réservée aux coureurs de mile
et où les spécialistes en endurance comme lui n’ont plus rien à chercher. Il se
cantonnera désormais aux dix mille et aux plus longues distances. Il aimerait
bien par exemple, malgré l’ennui que lui inspire l’épreuve, travailler le
marathon en vue des prochains Jeux olympiques, à Melbourne.
    En attendant Melbourne, Émile a envie de retourner au Brésil
comme il l’avait promis mais, l’an dernier, alors qu’il en revenait, un autre
journaliste du Svobodne Slovo a sollicité une petite interview. Echaudé
par l’histoire parisienne, Émile l’a regardé avec méfiance. Camarade, lui a dit
le journaliste, nos lecteurs seraient vivement intéressés par tes impressions
sur le Brésil.
    Ecoute, a commencé Émile, je voudrais être extrêmement
clair. C’est tout à fait magnifique, le Brésil. J’insiste, hein, c’est vraiment
formidable. A tous points de vue. Je vais y retourner avec plaisir. Est-ce que
je me fais bien comprendre ?
    Résultat : communiqué du porte-parole du ministère
brésilien des affaires étrangères. Le visa d’Émile pour le Brésil est refusé.
Il ne s’agit pas, précise le porte-parole, d’une décision politique générale,
mais d’un cas particulier. M. Zatopek, en effet, à son retour en
Tchécoslovaquie, a tenu des propos désobligeants sur le Brésil.

17
     
     
    Le temps passe, les flots de la Vltava coulent sous les
ponts de Prague et les rumeurs radotent sur le destin d’Émile. Sans annoncer
son vrai déclin, ses défaites répétées semblent marquer du moins la fin de sa
toute-puissance. Pour le XVIII e cross de L’Humanité , les
Tchèques et les Soviétiques arrivent à Paris dans le même DC-4 d’Air France
mais, cette fois, Émile n’est plus la

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