Crépuscule à Cordoue
des formes que je n’oublie jamais. Aussi, quand la fille disparut à notre vue, je finis tranquillement mon gobelet et dis d’un ton tranquille à Placidus :
— J’ai envie d’aller voir si Selia ne serait pas rentrée. Garde ma place au chaud.
Je me levai en passant négligemment mes pouces dans ma ceinture, et pris la direction de la pension d’un pas nonchalant.
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La grosse femme n’était plus dehors. Il n’y avait absolument personne en vue.
Si la construction offrait une façade étroite sur la venelle, elle s’enfonçait profondément à l’intérieur du pâté de maisons. Elle disposait d’un premier étage divisé en deux par un passage à ciel ouvert qui allait s’élargissant jusqu’à une cour dotée d’un puits. Des pots étaient accrochés aux murs à intervalles réguliers, mais les plantes étaient mortes depuis longtemps, victimes de la négligence.
La danseuse habitait à l’étage supérieur, tout au bout de ce passage à ciel ouvert. Un escalier branlant aux marches inégales me permit d’y accéder. Devant sa porte était installé un système permettant de monter de l’eau avec un minimum d’efforts, et la rambarde du balcon était humide. Le solide volet, que j’avais trouvé clos lors de ma première visite, était grand ouvert.
J’eus la prudence de passer à l’opposé de sa chambre, en prenant soin de ne pas faire craquer les planches disjointes. J’accédai ainsi à une espèce de pont que mon poids fit tanguer d’une manière inquiétante. Je suppose que personne ne se risquait à l’utiliser. En tout cas, il me permit de m’approcher discrètement de la porte de Selia. À ma connaissance, elle avait assassiné ou participé à l’assassinat de deux hommes. Ce qui, d’après moi, limitait singulièrement son droit à jouir d’une certaine intimité. J’entrai donc brusquement sans frapper.
La perruque rousse était posée sur la table, le péplum vert pendait à un crochet. La danseuse était pratiquement nue. Seul un pagne étroit lui ceignait les reins. Elle se retourna pour me dévisager avec hargne. Elle était splendide.
Un pied posé sur un tabouret, elle se massait la jambe avec ce qui me parut être de l’huile d’olive. Son premier mouvement de colère passé, elle reprit son occupation, sans plus se soucier de moi. Il faut dire que le corps dont elle prenait autant de soin en valait la peine. À tel point que je faillis en oublier la raison de ma visite.
— Oh ! je t’en prie, fais comme chez toi ! dit-elle en rejetant la tête en arrière.
Son long cou était superbe. Ses propres cheveux, d’un brun plutôt banal, étaient tirés et attachés en chignon sur sa nuque. Détachant avec difficulté mes yeux de ses seins, je regardai autour de moi. Elle ne disposait que d’une seule pièce, meublée d’un lit étroit et d’une table très encombrée de toutes sortes de produits de beauté, de grandes épingles à cheveux, de peignes, de fioles de parfums… En revanche, le nécessaire de cuisine tenait très peu de place.
— Tu as raison de ne pas faire ta timide, j’ai déjà vu des femmes nues. En outre, on est de vieux amis, toi et moi.
— Non, tu n’es pas de mes amis !
— Allons, insistai-je. Tu ne me reconnais pas ? Je trouve ça triste.
Elle suspendit son geste un instant pour me regarder brièvement.
— Non.
— Tu devrais pourtant. C’est moi qui ai quitté la réunion de la Société des Producteurs d’Huile d’Olive de Bétique sans être agressé. Sans doute parce que j’étais accompagné de deux esclaves portant une énorme jarre de sauce au poisson.
Elle reposa le pied par terre, mais ses mains huileuses continuèrent de glisser sur son corps. Elle fit mine de ne pas remarquer qu’elle était en train de m’hypnotiser. Mais la façon dont elle se massait la poitrine en disait pourtant long.
J’attendis calmement. Quand elle bondit pour se saisir du couteau à pain qui se trouvait au milieu du bric-à-brac envahissant sa table, j’étais prêt à la saisir par le poignet. Et je serais parvenu à la maintenir sans peine si sa peau n’avait été si glissante.
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Heureusement pour moi, son poignet était beaucoup plus petit que le mien, et j’avais réussi à l’encercler. Elle le tordait dans tous les sens pour essayer de se dégager, et la lame du couteau envoyait des éclairs. Je la tenais à bout de bras pour éviter ses coups de pied. Il faut se méfier des jambes des danseuses.
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