Crépuscule à Cordoue
boire. Plus âgée que son frère, Claudia Rufina, que je n’avais encore jamais vue, paraissait avoir une vingtaine d’années. Elle devrait trouver à se marier facilement, vu l’importance de sa dot. À la vérité, il était surprenant qu’elle fût toujours célibataire. La tête rejetée en arrière, elle m’observa de ses yeux gris redevenus sérieux, en regardant par-dessus son grand nez. C’était une jeune femme d’apparence robuste, mais qui me semblait dissimuler une certaine anxiété. Était-ce parce qu’elle observait toujours le monde sous un certain angle ?
Son amie, elle, avait assimilé la faculté féminine de paraître toujours sereine. Même si, aujourd’hui, elle n’était pas recouverte de bijoux, je reconnus tout de suite Ælia Annæa, que j’avais aperçue chez son père. De près, elle semblait un peu plus âgée que je ne l’avais imaginé l’autre soir. Quelques années de plus que Claudia. Et d’une autre trempe. Son visage était très délicat, son teint clair, et rien ne paraissait échapper à ses yeux couleur noisette.
Toutes les trois, elles me faisaient irrésistiblement penser à une exposition des ordres architecturaux. Si Helena Justina paraissait ionique, à cause de ses cheveux que des peignes maintenaient sur les côtés en deux volutes, Ælia Annæa n’était pas sans rappeler la sévérité dorique, avec ses cheveux bruns fixés en un carré bien net au sommet de sa petite tête. Quant à Claudia, à la pointe du modernisme cordouan, elle avait laissé une servante la décorer d’une profusion de bouclettes tout à fait corinthiennes. Nos deux visiteuses étaient de ces amies très proches qui rendent visite en portant des péplums assortis. Aujourd’hui ils étaient bleus. Aigue-marine pour Claudia, plus sombre pour son alter ego. Helena était en blanc.
Je pris place à côté de Marius Optatus. Nous avions beau nous être lavés, j’avais l’impression que l’odeur forte du fumier continuait de nous imprégner. En soulevant le pichet pour me servir, je m’aperçus qu’il était vide. Et l’assiette qui avait dû contenir des gâteaux au sésame n’avait plus rien à nous offrir. Parler chiffons donne toujours faim et soif aux femmes.
En arrivant, Optatus s’était contenté de saluer la compagnie d’un signe de tête. Helena Justina s’empressa de me présenter aux deux jeunes femmes.
— Es-tu venu en Bétique pour affaires ? voulut savoir Ælia Annæa d’un air intéressé.
Je compris tout de suite qu’elle avait entendu la famille discuter à mon sujet. Et que la jeune dame avait fait cas de la nouvelle.
— Ce n’est pas un secret, répondis-je. Je suis l’agent abhorré qui a été envoyé par Rome pour fourrer son nez dans le commerce de l’huile d’olive.
— Oh ! et pour quel motif ? demanda-t-elle d’une voix légère.
Je lui adressai un sourire idiot pour tenter de lui faire accroire que j’étais prêt à avaler toutes les sornettes que son peu sincère papa voudrait bien me servir.
— En effet, on nous avait appris qu’un agent allait venir de Rome, intervint Claudia. Mais mon grand-père pensait qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre.
Claudia la sérieuse était dangereusement directe. Elle n’avait pas encore appris que, quand on lui posait une question embarrassante, il était possible de l’esquiver.
— Il a cité un nom ? demandai-je en souriant de nouveau de toutes mes dents.
— Oh ! il a juste parlé d’une vieille femme bizarre. Elle lui a posé des questions, un jour qu’il se trouvait dans les champs. Il a même écrit tout de suite à ton père pour lui en parler, Ælia !
— Ah, bon ? dit cette dernière sans se compromettre.
Elle était bien trop habile pour demander à son amie de se taire, mais elle n’en pensait certainement pas moins.
— C’était même surprenant de les voir correspondre, ajouta Claudia, car ils ont plutôt tendance à s’éviter.
— Ah, bon ? m’exclamai-je à mon tour. Une vieille brouille ?
— Non, pas une brouille. Mais commercialement, ils sont rivaux et ils n’ont pas l’habitude de se faire des cadeaux.
— Oh ! c’est tristement banal ! dis-je. Moi qui espérais une interminable chicane pleine de rebondissements. Avec de l’envie, de la passion, des terres volées, des esclaves violées sur la berge du fleuve, des jeunes épouses passant à l’ennemi…
— Tu ne choisis pas bien la poésie que tu lis,
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