Crucifère
tête de l’oiselle, son court bec crochu, sa gorge bigarrée, bariolée de teintes brunes et grises. Autrement dit, une ombre parmi les ombres.
— Hé, l’oiseeelle, on arrive bientôôôt ?
Comme d’habitude, elle ne répondit rien.
— J’espère que Cassiooopée tient le coooup…
S’il avait eu un corps, Rufinus aurait éprouvé un frisson. Mais il n’en avait plus. Alors, il se contenta de crachouiller.
— Brrr…
« Allons, se morigéna-t-il. Cela ne doit pas faire si longtemps. Elle est sûrement encore en vie… Mais il faut se dépêcher. »
— Plus viiite !
Nouveau coup d’ailes de l’oiselle, qui les emmena plus haut dans l’obscurité, si haut que la Terre ressemblait à un œil, l’espace à une paupière et l’horizon à un cil.
— Je n’arrive plus à respiiirer ! haleta Rufinus.
L’oiselle redescendit un tout petit peu.
« Mais non, suis-je bête. Je n’ai pas besoin de respirer, puisque je n’ai plus de corps… »
— Quel idiooot !
L’oiselle poussa un cri, et reprit de l’altitude. Elle volait si haut que ses plumes se mêlaient à l’azur. Depuis la Terre, même le plus consciencieux des observateurs n’aurait pu l’apercevoir.
— Prends gaaarde à ne pas me lâââcher ! hoqueta Rufinus, terrorisé.
Malgré son vertige, il baissa les yeux et s’obligea à regarder. Montagnes aux sommets aiguisés, dressant leurs crocs pour s’attaquer au ciel. Villages, bourgs et hameaux, accrochés telles des tiques aux flancs émaciés du djebel Ansariya. Les dominant, de loin en loin, de vieux châteaux aux pierres usées, verdies par les lichens, s’élevaient en tourelles à demi éboulées. Elles servaient d’abri à des corbeaux, qui tout à coup s’envolèrent.
— Attentiooon ! avertit Rufinus. Les cooorbins du Kraaak !
L’oiselle poussa un cri. Elle savait. Depuis longtemps. C’est justement parce qu’elle avait pressenti leur arrivée qu’elle volait si haut. Battant une nouvelle fois des ailes, elle entraîna Rufinus sur l’autre versant d’un pic escarpé. Chose étrange, son faîte était percé d’une galerie verticale – sorte de puits plongeant vers ses entrailles.
— Je connais cet endroooit ! glapit Rufinus d’une voix chevrotante. C’est Masyaaaf, la forteresse du chef des Assaaassins. Il ne faut pas rester là. Pourquoi es-tu passée par là ? D’accooord, c’était le chemin le plus cooourt pour revenir vers Cassiooopée, mais quand mêêême !
Trop tard.
Les sinistres corbeaux montèrent dans leur direction. On aurait dit les fumées d’un million de chaudrons, échappées des brouets d’un million de sorcières. L’oiselle et Rufinus furent entourés de vapeurs noires.
— Au secooours ! glapit Rufinus.
L’oiselle se ramassa sur elle-même et fila vers le jour.
— J’ai peuuur !
Après un long piqué, durant lequel Rufinus eut la face gelée, l’oiselle se rétablit. Elle vola, à quelques pieds au-dessus du sol, en direction des déserts de Syrie. Le bleu du ciel était là, aussi éblouissant qu’avant l’arrivée des corbeaux. Mais déjà, ceux-ci s’étaient dispersés et se laissaient pleuvoir, tels de gros flocons noirs, sur Rufinus et l’oiselle.
— On n’y voit riiien ! éructa Rufinus. Alexis de Beaujeuuu ! Envoie-nous tes aaarchers !
Mais le commandeur du Krak était trop loin pour l’entendre. Et quand bien même. Rufinus et l’oiselle étaient hors de portée. L’oiselle donna de puissants coups d’ailes et regagna l’abri des hauteurs. Malheureusement, deux grands corbeaux l’y attendaient en embuscade. Ils lui foncèrent dessus.
L’oiselle, qui avait plus d’une fois survolé cette région, savait que les corbeaux ne quitteraient pas leur aire. Quand elle aurait atteint le désert, ils s’en retourneraient vers leur perchoir, et leur maître – quel qu’il soit. Le problème, c’étaient les deux corbins qui l’attendaient en plein ciel, où ils battaient des ailes – nageurs entre deux eaux. Ils étaient deux fois plus gros qu’elle. L’oiselle déploya les ailes, et fut aspirée par les cieux. Elle s’éleva si vite que les corbeaux n’eurent pas le temps de la frapper. Ayant gagné suffisamment d’altitude, elle redescendit brusquement en piqué et lâcha Rufinus ! Telle une pierre de catapulte, l’ancien évêque d’Acre, hurlant de terreur, heurta de plein fouet l’un des corbins. Les ailes chiffonnées, la maléfique créature partit
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