Dans l'ombre de la reine
à ma mère, tout comme votre robe. Celui-ci a l’histoire qui convient.
Je pris part ensuite, pour la seconde fois en l’espace de quelques jours, à une messe illégale. Dale et Brockley étaient aussi présents, mais ils ne participèrent pas au sacrement et je pouvais lire « Je ne peux le souffrir » dans les yeux indignés de Dale.
Puis je restai assise auprès de Matthew pendant le festin qui suivit, dans le réfectoire de l’abbaye transformé en salle à manger : une longue pièce claire, dotée de fenêtres des deux côtés, à laquelle on accédait par une large volée de marches de pierre. Je souris, mangeai et bus. Je dînai en privilégiée, dans une assiette en argent, comme la petite cuiller qui me servait à saler mon repas. Je me souviens qu’une des épingles qui maintenaient ma toilette en place me piqua soudain ; je laissai échapper un cri, puis divertis toute la compagnie en racontant comment nous avions bataillé pour ajuster ma robe.
Chez Matthew, tout le monde était musicien. Mr. Malton – il préférait qu’on l’appelle ainsi plutôt que « messire » – était un expert du clavecin. Oncle Armand pouvait jouer en même temps du pipeau et du tambourin, et un jeune homme dégingandé, professeur de musique à plein temps, jouait de l’épinette. Ils interprétèrent tous ensemble un morceau entraînant, et j’ouvris le bal avec mon nouvel époux. J’avais l’impression d’être coupée en deux, car une partie de moi ressentait vraiment les émotions d’une mariée.
Puis je me retrouvai dans la chambre à coucher de Matthew, parsemée d’herbes odorantes, où Dale et Mme Montaigle me préparèrent pour ma nuit de noces.
Je crois que les événements allaient trop vite pour Dale et qu’elle se sentait perdue dans un monde aussi étrange et hostile que l’Enfer de Dante, toutefois elle avait exécuté mes ordres avec loyauté. Elle m’avait procuré un morceau d’éponge et du vinaigre, qu’elle avait placés dans l’un des flacons en cristal de roche de mon petit nécessaire de toilette. Je réussis à introduire en moi l’éponge imprégnée de vinaigre à l’insu de la gouvernante. Cette méthode était censée prévenir toute grossesse et j’espérais qu’elle serait efficace. Je ne voulais pas concevoir l’enfant de Matthew.
Quelle différence avec mon premier mariage ! Les amis chez qui nous avions trouvé refuge avaient donné une fête en notre honneur, en invitant nombre de leurs proches. J’avais jeté ma jarretière dans l’assistance et nous avions été escortés jusqu’au lit au milieu d’un chœur hilare de conseils et d’encouragements, jusqu’à ce que Gerald, feignant la colère, les eût chassés de la chambre en leur lançant ses chaussures.
Pas d’invités cette fois-ci, hormis les membres de la maison, et même le bal était resté fort séant. Mme Montaigle et Dale replièrent la courtepointe pour moi, je me glissai entre les draps, puis elles me laissèrent. Enfin, Matthew entra, seul, une chandelle à la main. Il la posa sur un coffre et dit :
— Eh bien, me voilà.
— Et me voilà, moi aussi, répondis-je en tremblant.
J’avais su que ce moment me bouleverserait, sans toutefois l’anticiper dans toute sa réalité. C’était là mon mari. C’était notre nuit de noces. Et je le désirais ; ô Dieu, à quel point ! Ma sensation d’être coupée en deux ne faisait qu’empirer ; mon esprit était divisé comme un arbre fendu par la foudre. Une palpitation légère au-dessus de mon œil gauche m’avertit qu’une nouvelle crise menaçait. Je la repoussai de toute la force de ma volonté. Non. Cette nuit-là m’appartenait. On ne me l’enlèverait pas.
Je savourai chaque seconde, et je m’en réjouis encore. Souvent, je fais resurgir ces souvenirs de ma mémoire et je les contemple. Bien que cela me donne toujours envie de pleurer, encore et encore je retourne ce joli couteau dans mon cœur.
Matthew me rejoignit sous les draps et nous nous serrâmes aussitôt l’un contre l’autre, naturellement. Nos bras et nos jambes s’entrelacèrent, nos lèvres, nos corps se trouvèrent. Un instant, je me rappelai Gerald, puis il disparut. Il n’y eut plus que Matthew. J’avais eu faim longtemps et il était, comme il l’avait promis, un festin. Son odeur piquante et épicée évoquait un mélange de cuir, de sueur et de cannelle ; sous mes mains, son corps était souple et musclé, sa force
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