Dans l'ombre de la reine
laisse un souper froid. Je reviendrai plus tard. Et ne posez pas de questions.
— Oui, madame. Non, madame, fit Dale, sidérée.
L’heure du souper approchait. Je devais me hâter. Je pris la précaution d’utiliser d’abord les lieux d’aisances : s’il s’avérait possible d’exécuter mon plan, un besoin naturel risquait de me mettre en difficulté. Je portais déjà des vêtements qui me laissaient libre de mes mouvements. Quand un travail suppose d’aller chercher et d’apporter, voire de retourner les matelas, les tenues compliquées sont une plaie. Je n’avais jamais remis ma robe crème. Ce jour-là, j’en portais une noire sans vertugadin, si bien qu’il me suffisait d’ôter mon jupon en soie crissante et d’échanger mes souliers bruyants contre des chaussons.
Les portes des trois parties de la demeure n’étaient pas verrouillées le jour ; les portes intérieures restaient ouvertes même la nuit. On pouvait aller et venir à sa guise. Je me rendis dans la petite salle à manger de Forster, sans prendre la peine de me dissimuler. Si l’on m’y voyait, je feindrais de vérifier que tout était en ordre. Les domestiques me trouveraient quelque peu zélée, mais ne s’étonneraient pas outre mesure. Ils étaient habitués à me voir mettre la table. Quelques minutes plus tard, je rectifiais la position des chandeliers, non sans me reprocher ma stupidité. Je perdais l’esprit. Mon idée allait échouer ; comment avais-je pu supposer un instant qu’elle réussirait ?
Ce dont je m’étais souvenue, et que j’avais revu en pensée, c’étaient les tapisseries tendues sur le pourtour de la pièce. Hormis les intervalles ménagés pour les fenêtres et la porte entourée de lambris, les murs étaient masqués. Si seulement, m’étais-je dit, je parvenais à me cacher derrière ces tapisseries…
Mauvaise idée. Pour commencer, elles ne descendaient pas jusqu’au sol. Je ne pouvais me dissimuler derrière, car on verrait mes pieds. Et même ma silhouette, car les tapisseries étaient plaquées contre le mur. « Ursula, ma chère, tu n’es qu’une nigaude. Tu ne feras jamais une espionne digne de ce nom et, d’ailleurs, il n’y a rien à espionner. Tout cela n’est que le fruit de ton imagination. Tu t’es laissé influencer par Amy. »
Néanmoins, j’étais à Cumnor pour l’aider et lui obéir, et elle m’avait chargée de découvrir ce que tramait Verney, aussi pris-je le temps de regarder autour de moi avec attention. Il n’y avait pas d’autre cachette possible. Je ne pouvais me recroqueviller dans le buffet bas car on y rangeait des verres ; et si les profondes banquettes, sous les fenêtres, étaient en fait les abattants de coffres, ceux-ci étaient emplis de nappes et de serviettes. Je les fixai avec contrariété. Trois fenêtres, trois banquettes inutiles…
Trois ? Mais la petite salle à manger, vue de l’autre côté de la cour, en comportait quatre ! J’écartai les tapisseries l’une après l’autre pour regarder derrière. Oui, bien sûr ! Que c’était donc caractéristique, de la part de Forster !
Ces tapisseries représentaient la déesse vierge Artémis transformant en cerf l’ardent chasseur Actéon, pour retourner ensuite sa meute contre lui : une légende pittoresque, à laquelle l’œuvre ne rendait pas justice. Artémis apparaissait sous les traits d’une mégère si grasse et inexpressive qu’on imaginait mal un bel adolescent la poursuivre de ses ardeurs ; quoique, à dire vrai, Actéon ne fût pas beau. Sur le panneau d’étoffe où, empli d’effroi, il portait la main sur les bois poussant sur sa tête, il ressemblait à un mauvais acteur rattrapant de justesse sa coiffure en train de glisser. Les proportions singulières des chiens de chasse les rendaient difformes.
C’était une tapisserie choisie toute faite, à vil prix, et non commandée aux mesures de la pièce. Comme elle était beaucoup trop longue, Forster avait simplement ordonné d’accrocher le surplus sur l’une des fenêtres, qui se trouvait ainsi occultée.
Là, dans un renfoncement, je trouvai la quatrième fenêtre et sa banquette, sur laquelle on pouvait se percher sans produire de bosse, les pieds bien loin du bas de la tapisserie.
Des voix approchaient. Il me restait une demi-seconde pour décider si j’allais me lancer dans cette entreprise aussi insensée que périlleuse.
Non, impossible ! Cependant, de Quadra, fort de son expérience,
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