Dans l'ombre de la reine
pensait que le danger encouru par Amy pouvait être réel. Je grimpai prestement sur le siège. Mes pieds se prirent dans la tapisserie, que je repoussai vers l’extérieur. Dans ma panique, je me tournai à demi, si bien que je me retrouvai de biais. Il me faudrait m’en accommoder. Je ne pouvais plus reculer à présent. Déjà, la porte de la salle à manger s’ouvrait.
Toutefois, ce fut Ellis, le majordome, qui entra, accompagné d’une servante. Je ne pouvais les voir, mais je les entendais ; il déboucha du vin et réclama une autre cuiller de service. Elle sortit en hâte, puis revint. Enfin, tous deux partirent.
Ce mur d’étoffe devant mes yeux m’exaspérait. Je cherchai à tâtons, à ma ceinture, ma trousse de couture contenant des aiguilles, un dé, deux bobines de fil et une petite paire de ciseaux. Je tendis l’oreille pour m’assurer que la pièce était déserte puis, de la pointe des ciseaux, je pratiquai un minuscule orifice dans la tapisserie. En y appliquant l’œil, je distinguai la table.
La porte se rouvrit et Forster fit entrer ses invités. Je reculai d’instinct, comme si, du fait que je les voyais, eux pouvaient en faire autant. Tremblante, j’attendis qu’ils prissent place. J’entendis de nouveau la voix d’Ellis, le bruit du vin que l’on verse, puis Forster déclara :
— Très bien, Ellis ; cela ira. Nous nous servirons nous-mêmes. Veillez à ce que nous ne soyons pas dérangés.
La porte se referma. Craintive, je me hasardai à coller mon œil contre le trou. Forster et ses hôtes étaient seuls et se servaient des parts de tourte déjà découpées. On avait allumé des chandelles, car dehors il faisait sombre. J’avais une excellente vue, puisque aucun d’eux ne me tournait le dos. Le profil orgueilleux de Verney et celui, empâté, de Forster étaient soulignés par la lumière d’un candélabre posé sur le buffet, et Holme me faisait face. Je distinguais très bien son buste, bien que son visage restât dans l’ombre.
Forster observa, du ton dont on clôt une discussion, que tous les détails semblaient réglés, à présent.
— Il ne reste plus qu’à espérer que tout se passera sans incident, conclut-il et, sans attendre de réponse, il enfourna une bouchée de tourte.
Quelle que fût leur affaire, ils en avaient déjà débattu. Forster n’avait pas attendu le souper pour s’entretenir avec ses visiteurs, après tout. Je pestai en silence. Holme répondit, mais comme lui aussi avait la bouche pleine, je ne pus rien comprendre. Je distinguais à peine leurs voix. L’orage avait éclaté et des rafales de pluie s’abattaient contre les carreaux, derrière moi. Quand je pus reprendre le fil de la conversation, ils évoquaient l’ancien médecin d’Amy.
— … attitude scandaleuse de la part de Bayly, disait Verney de cette inflexion traînante qui s’accordait si bien avec son profil arrogant. Ses accusations ont dû causer un terrible embarras.
— Le vieil entêté ! s’irrita Forster. Je l’ai menacé d’un procès en diffamation s’il persistait. Le prêtre, outré, m’a dit que…
La pluie fouettait les vitres comme si le ciel déversait son trop-plein d’eau. Quand la bourrasque fut passée, le cours de la conversation avait encore changé. Ils discutaient à présent de la foire d’Abingdon, qui devait commencer dans un peu plus d’une semaine, le 7 septembre.
— Pourvu qu’il fasse beau ! remarqua Forster. Une année, il a plu sans discontinuer pendant les quatre jours de foire.
— Ce serait un désastre, convint Verney. Et une fameuse malchance.
Forster gloussa.
— Ma chère belle-sœur s’offusque de ce que la foire se tienne aussi le dimanche. Elle y voit un sacrilège inqualifiable. Selon Mrs. Odingsell, les gens devraient aller à l’église le matin et lire la Bible tout le reste de la journée. Elle dirige la maison comme il convient, mais on ne peut dire qu’elle y apporte beaucoup de vie et de gaieté.
Ils n’étaient assurément pas amants.
— Encore du vin ? s’enquit Forster.
Il se pencha pour remplir les coupes que lui tendirent aussitôt les convives. Le silence se fit, interrompu seulement par un bruit de mastication. Puis Forster changea de ton :
— Au fait, et mon contrat ? J’avais cru comprendre que vous l’apporteriez aujourd’hui. Sans ce document, pas question que j’entreprenne quoi que ce soit. J’espère avoir été clair sur ce point. J’aurais dû y
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