Dans l'ombre des Lumières
dont la chambre donnait sur la rue ; mais les volets en étaient fermés. Il pensa qu’elle se trouvait encore à Saint-Mandé et décida de s’y rendre sur-le-champ. Il se jeta dans un fiacre sans même savoir où logeait la jeune noble. Tout le monde se connaissait à la campagne. Il finirait bien par trouver. Arrivé à destination, il entra dans une ferme, puis dans une autre, jusqu’à ce qu’un paysan lui apprît que les deux dames en question étaient parties depuis déjà trois jours. Antoine éprouva une sensation terrible. Il avait tout gâché pour une passade. Le prix à payer était trop élevé. Cette incartade, pensa-t-il, mettait en cause la profondeur de ses sentiments. Malgré toute la répugnance qu’il nourrissait pour Gabrielle, n’y avait-il pas un fond de vérité sur lequel cette sorcière avait pu greffer ses infamies ? Antoine se reprit. Il le savait bien, au fond de lui, que sa fougue pour Juliette n’était pas de l’amour. Les exultations physiques comme les idylles littéraires et autres amours idéales chantées par les poètes lui donnaient le même sentiment d’incomplétude ; avec Mlle de Morlanges, il rêvait de vivre une passion intense, à la fois charnelle et spirituelle. Peut-être était-ce même cela qui l’avait fait se précipiter dans la gueule du loup, par peur de la nouveauté, ou plutôt du bouleversement total que l’apparition d’Amélie entraînait dans sa vie. Et sans doute avait-il lui-même sabordé sa propre romance, comme on va vers le bonheur à reculons.
Il rentra à Paris. Il mangeait peu et ne dormait plus. Il traversait constamment la Seine pour guetter Amélie. Il restait ainsi à l’affût, tel un pauvre hère, appuyé contre une borne du faubourg Saint-Germain, au milieu des Savoyards et des loqueteux du quartier. Il finissait par leur ressembler avec ses vêtements boueux et son tricorne élimé. Il piétinait du soir au matin et se contentait d’acheter quelques vivres à des marchands ambulants pour ne pas crever de faim. Il passait des journées entières à surveiller les fenêtres et la porte de l’hôtel. Il en perdait la notion du temps et se laissait fréquemment surprendre par les nuits glacées de novembre. Ses membres s’engourdissaient, sa tête devenait lourde, sa gorge lui brûlait. Il commençait à tousser. Il maudissait son corps et ses besoins réguliers qu’il fallait pourtant bien satisfaire. Il connaissait par cœur l’emploi du temps de chaque servante, celui de chaque valet. Il savait à quelle heure Amélie et sa tante se rendaient à la messe. Il tutoyait les allumeurs de réverbères dont, chaque soir, il suivait d’un regard triste le rituel. Sa vie était devenue un curieux assortiment d’immobilité et d’impatience. Il spéculait sur tout, sur le départ de la jeune fille en province, sur son mariage précipité avec un autre homme.
Chaque fois qu’il l’apercevait, Amélie filait dans la rue comme une nonne, le capuchon du manteau bien enfoncé sur la tête, les yeux rivés au sol, ne déviant presque jamais de sa trajectoire. Il la voyait monter et descendre de voiture, partir le matin et rentrer le soir. Elle se trouvait parfois à quelques mètres de lui, mais feignait de ne pas le voir. Il avait envie de crier son prénom pour l’obliger à relever la tête. Ce n’était pas le courage qui lui manquait, mais la volonté de ne pas l’humilier davantage.
Au bout de six jours, cependant, il ne tint plus. Il était épuisé. Il savait surtout que, s’il n’intervenait pas très vite, il risquait de la perdre définitivement.
Il attendit que les deux femmes se rendissent à l’église pour s’approcher d’elles.
— Regardez-moi, Amélie, je vous en prie. Je veux que vous me pardonniez.
La jeune fille ne répondit pas. Elle continua à marcher d’un pas rapide. Gabrielle se déplaçait à ses côtés comme si Antoine était invisible.
— Je vous en supplie, ne me laissez pas ainsi.
Le ton était à la fois déchirant et impérieux. La jeune fille ralentit sa marche ; elle fit un mouvement désordonné, comme si elle allait trébucher. Antoine eut le temps de voir ses yeux. Ils étaient rouges de larmes.
— Amélie, vous m’aimez autant que je vous aime, je le sais.
Elle serra les dents, essuya ses yeux d’un geste rapide et reprit le rythme de sa marche. Antoine n’insista pas. Il resta seul au milieu de la rue.
Il rentra chez lui pour se réchauffer et prendre un peu
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