Dans l'ombre des Lumières
je l’attends.
Gabrielle referma la fenêtre d’un air furieux.
Une fois encore, Antoine resta seul dans la rue qu’éclairait la lumière blafarde d’une lanterne. Il éprouva soudain un grand désarroi. La fatigue aidant, il sombra dans cet état pénible qui fait passer de l’euphorie la plus extrême à l’accablement le plus total. Son chemin de croix lui parut interminable. Il sentait ses forces décliner ; mais il eut un sursaut en pensant aux pleurs d’Amélie.
— Oh ! Qui va là ?
C’était la patrouille du district qui s’approchait. Antoine s’y attendait. Il avait vu un domestique sortir de l’hôtel pour l’alerter.
— C’est donc vous, citoyen, qui faites du tapage ?
Le sergent lui mit son flambeau sous le nez. Il découvrit le visage émacié, les yeux noirs d’Antoine, sa chevelure à la débandade. L’homme eut une expression de pitié devant le jeune inconnu.
— Alors, mon bonhomme, pourquoi importuner les braves gens à cette heure, vous n’avez rien d’autre à faire, allons, rentrez chez vous !
— Sergent, j’ai le même grade que vous dans la garde nationale, au district Mauconseil. Puis-je vous parler d’homme à homme ?
Le milicien avait l’air un peu embarrassé. On sentait qu’il voulait obliger Antoine sans manquer à sa mission.
— Bon, allons ici, sous ce porche, mais ne nous écartons pas trop de ma patrouille hein ? C’est que je suis de service mon brave. Alors ?
Antoine lui conta tout par le menu, avec franchise, en misant sur la solidarité qui pouvait lier des hommes éconduits ; il avait en outre repéré que le sergent n’était pas gentilhomme, ces derniers obtenant d’ailleurs des grades plus élevés dans la milice.
— Et alors, tu crois que c’est parce que tu n’as pas le sang bleu que sa tante se met au travers de ta route ?
Ils se tutoyaient déjà comme deux frères.
— Ma foi…
— C’est bon, j’ai compris. Sacrebleu ! Il n’y a rien de mal à ça. Essaie seulement de ne pas faire trop de bruit avec tes cailloux.
Il se tourna vers son escouade qui piétinait dans la rue.
— Allez, vous autres, on s’en va.
Antoine fut soulagé de les voir partir. Puis, lorsqu’il leva à nouveau les yeux vers la fenêtre, il découvrit avec surprise qu’Amélie l’observait par l’entrebâillement. Elle était seule. C’était un regard tendu, triste et beau qui lui redonnait espoir. Il ne répondit rien ; il comprit qu’il fallait respecter ce silence et se contenter d’en profiter. Puis elle referma la fenêtre et la lumière disparut de l’embrasure.
VIII
Il revint le lendemain. Il se faisait une fête de retrouver sa belle, de pouvoir la reconquérir, même si cela durerait des mois. Il eut l’idée de lui donner la sérénade. Il engagea des musiciens et trouva, chaque soir, une nouvelle occupation pour la divertir.
Le premier jour, il vint avec deux frères jumeaux, des Italiens, che suonavano la mandolina . Ils avaient le visage de l’emploi, des belles moustaches noires, croquignolesques, qui remontaient vers les narines, luisantes et rigides, comme des arabesques de fer forgé ; avec cela, un long nez anguleux, en forme de dague, et un regard de braise. Il leur demanda d’interpréter des airs de leur pays en prenant soin d’alterner les chansons gaies et les mélodies les plus tristes. Une autre fois, il vint avec des Espagnols et, le surlendemain, il fit défiler des magiciens et quelques jongleurs vêtus de couleurs vives.
Des auditoires de plus en plus importants se formaient dans la rue. Antoine devenait une célébrité dans le quartier. Tout le monde ou presque le connaissait, prenait son parti et s’attendrissait de son sort. Les petites vendeuses de fleurs, qui gagnaient pourtant à peine de quoi manger, lui offraient régulièrement des lys, des bégonias ou des roses. Les boulangers et leurs mitrons venaient lui apporter des petits pains dorés qui sortaient tout fumant du four. La patrouille de la garde nationale passait en le saluant et en riant de ses farces. Pendant chaque représentation, Amélie se tenait derrière son rideau légèrement tiré et observait la scène dans les moindres détails.
Le dernier jour, Antoine eut l’idée de faire intervenir ses amis, les gueux. Il fut convenu que le groupe jouerait une bouffonnerie évoquant la famille royale. Chartier ferait Louis XVI, et Henriette, la reine de France. Le Toulousain demanda à Pierre de ne rien dire
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