Dans l'ombre des Lumières
En vérité, il ne se limitait pas à en parler, c’était une logorrhée, un fleuve verbal dont on venait de rompre les digues. Le croque-mitaine n’avait pas changé miraculeusement de caractère ; il ne parlait et ne s’occupait toujours que de lui-même et, quand il interrogeait Gaspard, c’était uniquement pour prendre le temps d’humecter sa langue et de fouiller dans ses souvenirs. Mais quelque chose avait changé. Le marquis, dont les manières étaient d’ordinaire râpeuses, considérait Virlojeux, ce roturier, cet inconnu, avec une nuance d’obséquiosité dans les yeux. À certains moments même, le gentilhomme ressemblait à une carpe frétillant au bout d’une ligne dont les mains fermes de Gaspard eussent tenu l’extrémité. Quels étaient donc les mots que Virlojeux avaient su employer pour obtenir, en moins d’une heure, ce que ni Antoine ni personne n’eussent obtenu en dix ans ?
Le peintre cessa d’observer la scène car Amélie s’approchait de lui en compagnie d’un gentilhomme. Depuis qu’il était en Vendée, le Toulousain avait déjà rencontré tant de personnes, il avait croisé tant de visages et entendu tant de noms, qu’il finissait par les confondre. Mais il n’avait pas oublié cette physionomie-là. Il se souvenait de l’avoir vue à Morlanges et à Saint-Pierre-des-Herbiers. Il faut dire que le vicomte Horace de La Viguerie était un jeune homme d’une élégance et d’une beauté singulières. Les traits de son visage avaient une finesse presque féminine et la blondeur éclatante de sa chevelure accentuait cette apparence angélique. Il portait un chapeau rond à haute forme, ceint d’un bourdalou grenat, et son col était noué d’une cravate de taffetas terminée en dentelle. L’habit était couleur entrailles-de-procureur avec des boutons d’acier polis et des manchettes de batiste à ourlet plat. Cette belle tenue se complétait d’un gilet de soie et d’une culotte de casimir moulant la cuisse. Les souliers, que la cire d’Angleterre faisait étinceler, juraient avec le cadre champêtre, mais cette délicatesse se trouvait en quelque sorte compensée par l’espèce d’assurance virile que manifestait le chérubin.
— Je vous présente Horace, mon cousin préféré, dit Amélie, d’un ton ludique. Il n’y a pas de plus grand séducteur dans tout le pays.
Antoine salua le bellâtre. « C’est vrai qu’il a joli museau le bougre », se dit-il sans véritable jalousie, mais en se réjouissant tout de même que le vicomte fût un proche parent de sa femme. Horace posa ses yeux cobalt sur Antoine. Son regard exprimait une grande sérénité et un aplomb exempt d’arrogance. Le fond de ses prunelles ainsi que le léger sourire accroché à ses lèvres trahissaient son caractère de joueur.
Comme La Viguerie était un personnage charmeur et cultivé, il parla brillamment de politique, de lettres et de peinture. Le Toulousain fut charmé par sa vivacité d’esprit. Mais pendant qu’ils causaient ainsi, il vit que Jean Laheu l’observait depuis l’une des tables de la noce. Le rustre avait le regard à la fois pressant et embarrassé de ces grands timides qui brûlent de vous aborder mais n’osent pas le faire. On voyait que ces deux sentiments contradictoires luttaient pied à pied et l’amenaient à se mordre les lèvres. Une fois qu’Amélie et Horace se furent éloignés, Laheu hésita encore, puis se leva, alla chercher un fusil qu’il avait dissimulé dans la grande salle de la ferme, et se dirigea vers Antoine. L’embarras lui composait une drôle de figure et, avec son arme sous le bras, il avait presque l’air menaçant.
— Tenez, Monsieur, voilà un fusil de chasse pour vous.
Le Toulousain fut tellement surpris par la nature du cadeau qu’il répéta un peu sottement.
— Un fusil, pour moi ?
Laheu opina d’un air bourru.
— Et un bon, ajouta-t-il entre ses dents. Il fait mouche à huit cents pieds… Enfin, quand on sait tirer.
Antoine jeta un rapide coup d’œil en direction d’Amélie qui, de loin, n’avait rien manqué de la scène. La jeune femme baissa les yeux en souriant discrètement, comme pour dire : « Acceptez, mon ami, c’est son bien le plus cher qu’il vous offre. » Le peintre comprit que l’objet avait une grande valeur pour le paysan. Antoine n’allait jamais à la chasse et n’avait que faire d’une telle arme, mais qu’importe !
— Je suis très touché par ce cadeau. Je
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