Dans l'ombre des Lumières
un peu. Ainsi apprendrait-il indirectement ce que pensait Antoine. Il remua imperceptiblement la tête comme pour donner à Chauvet la permission de continuer.
— Tu es pour la déchéance de Louis-Veto ?
— S’il ne respecte pas la Constitution, il doit partir.
— M’ouais. Tu ne marches donc pas avec les Feuillants du bataillon des Filles-Saint-Thomas ?
— Je ne marche avec personne d’autre que la Nation.
— C’est une réponse de Normand.
— Je suis Toulousain et patriote. J’ai couru sous le feu des Suisses à la Bastille ; j’ai marché contre les Autrichiens en Belgique. Et toi, citoyen, qu’as-tu donc fait ?
Chauvet se redressa, piqué au vif ; mais il fut incapable de riposter. Peut-être avait-il senti qu’Antoine était animé d’une violence intérieure qui se situait à la limite de l’inconscience. Il était tellement chatouilleux sur le point de sa fierté qu’il en perdait parfois le sens commun.
— Voilà les patriotes comme je les aime, intervint enfin Gaspard qui jugeait l’épreuve suffisante. Quelle assurance virile, Morgué ! Avec des hommes comme toi et nos Marseillais, nous allons botter le cul des Autrichiens jusqu’à Vienne !
Blancion, qui réagissait immédiatement à tout ce que disait Virlojeux, comme un métronome bat la mesure, accompagna cette tirade d’un rire sonore. Quant à Chauvet, il n’osa pas insister, mais on voyait bien à sa manière de serrer les dents, qu’il préparait déjà sa revanche.
— Tu es riche, je crois, intervint alors Pincedieu sur un ton à demi ironique. On m’a dit que tu donnais beaucoup à la patrie comme le citoyen Wille, un peintre lui aussi, mais bien plus pauvre que toi cependant. Eh ! Pour une fois qu’un riche se déleste d’une partie de ses entrailles !
La conversation tournait à l’aigre et Virlojeux, qui surveillait tout du coin de l’œil, vit qu’Antoine perdait patience.
— Allons, allons, trêve de bouffonneries ! Personne n’a autant donné à la Nation que le citoyen Loisel, j’en suis témoin ! Celui qui lui cherchera noise aura affaire à moi. Et maintenant, allez donc vous promener, vous autres, je vous rejoindrai ce soir aux Cordeliers.
Les trois larrons saluèrent et sortirent comme s’ils venaient de recevoir l’ordre d’un chef de brigade.
— Je croyais que tu refusais de me parler en privé, lança Antoine un peu railleur, une fois que les drôles furent sortis.
— C’était une boutade, mon cher, mais dis-moi plutôt ce que je peux faire pour toi.
— Je te l’ai dit, je suis inquiet pour ma femme…
— Tu n’as aucune raison de l’être, du moins si elle ne prend pas le parti du roi et de la contre-révolution.
— Elle n’en a nullement l’intention.
— Parfait, parfait… De toute façon, rassure-toi, je la protégerai quand tu ne seras plus là, tu peux compter sur moi.
Le visage d’Antoine s’éclaira.
— Je n’en ai jamais douté… Sais-tu quelque chose de l’insurrection qui se prépare ?
— Holà ! Ami ! Voilà bien des questions. Je ne suis pas devin et ne fais partie d’aucun comité secret. Je peux seulement te dire que la journée de la Saint-Laurent sera funeste aux aristocrates.
— Le dix août ? Mais c’est après-demain !
— Les sections ont déjà ajourné plusieurs fois l’insurrection. C’en est fini de Louis XVI et de ses chevaliers du poignard. Tu as lu, je suppose, l’atroce manifeste du duc de Brunswick. S’il nous fallait encore une preuve de la culpabilité du roi… Mais qu’as-tu ? Tu as l’air déçu. Ne me dis pas que tu te chagrines pour ce gros traître.
— Le sang va encore couler. Est-ce utile ?
— Utile ? Le sang est la semence de la Révolution comme il a été autrefois celle de l’Église.
— C’était alors uniquement le sang des martyrs.
— Nous aussi, nous sommes des martyrs ; seulement, nous n’irons pas nous sacrifier pour une vulgaire superstition, mais pour la chose publique. Quant au sang des traîtres…
Voyant qu’Antoine désapprouvait, Virlojeux s’interrompit.
— Mon cher, dès que tu es arrivé et que tu m’as reconnu, j’ai vu que tu étais déçu, parce que tu te disais – non, non, n’essaie pas de nier – parce que tu te disais que j’avais rejoint les pires des canailles, que j’étais un de ses jacobites assoiffés de sang, comme disent les royalistes…
— Pas du tout, dénia piteusement Antoine.
— Écoute-moi
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