Dans l'ombre des Lumières
donc jusqu’au bout. Je vais te parler maintenant du fond du cœur. Sais-tu pourquoi je suis habillé aussi pauvrement ? Ce n’est pas pour jouer la palinodie et suivre le vent comme une girouette, tu me connais trop bien pour le penser ; c’est parce que ce costume correspond à ce que je suis et aux idées que je défends, comme le langage des Halles est le mien, bien plus que celui des salons mondains.
Le visage de Virlojeux s’était encore transformé. Il était tellement grave et solennel qu’il en devenait effrayant. C’était celui d’un spectre venu conter aux vivants quelque récit d’outre-tombe. Antoine avait du mal à soutenir la force de son regard. Virlojeux poursuivit.
— Saisis-tu où je suis né et où j’ai grandi ? Même dans tes pires cauchemars, tu ne pourrais pas l’imaginer. J’ai commencé à mendier à l’âge de cinq ans, parce que mon père me battait jusqu’au sang pour que je ramène de quoi manger à la maison. J’ai volé à six ans et j’ai été en prison à huit ; j’ai fait tous les métiers les plus dégradants ; j’ai ramassé la merde des bourgeois ; j’ai équarri des bœufs aux abattoirs jusqu’à en avoir le bras qui tremblait ; j’ai navigué comme matelot, et pendant des mois, j’ai mangé un pain si dur, si remuant de vers, j’ai bu une eau si croupie, que les animaux eux-mêmes n’en voulaient pas ; j’ai été soldat et j’ai déserté, j’ai été laquais et on m’a rossé ; j’ai obéi aux ordres, subi les humiliations des nobles, des bourgeois, des riches, mais maintenant c’est fini, m’entends-tu ? Fini !
Antoine avait la gorge serrée. Il n’osait rien dire.
— Tu vois ces hardes-là, reprit Gaspard en se frappant la poitrine, j’en suis fier, c’est à la fois la bure du pauvre et l’uniforme de la liberté.
Il s’humecta la langue.
— Crois-tu vraiment que je veuille voir couler le sang ? Non ! Jamais ! Mais il s’agit aujourd’hui de légitime défense. Le peu que nous avons gagné, les aristocrates veulent nous le reprendre. Ne vois-tu pas la menace qui plane sur la Révolution ? Serais-je digne si, ayant réussi à sortir du ruisseau, j’y laissais mes frères se débattre ? Ah ! Bien sûr, je pourrais comme certains accepter l’argent de la Cour, acheter une maison à la campagne et prendre une femme. Mais quel sens aurait eu ma vie ? J’ai une dette, Antoine, une dette. Je n’en dors plus et, tant qu’il existera des citoyens passifs, tant que la Révolution sera en péril, je ne connaîtrai pas le repos.
1 - Nom de famille de La Fayette. C’était ainsi que les patriotes appelaient le ci-devant marquis depuis l’abolition de la noblesse et surtout depuis la fusillade du Champ-de-Mars, survenue un an plus tard.
V
Antoine sortit du Cadran Bleu presque aussi bouleversé qu’il y était entré. Il avait l’impression de découvrir réellement Neuville et Virlojeux à la veille de leur mort. Ces hommes semblaient animés de la même détermination, alors que tout les opposait pourtant. Antoine était écartelé. Il les comprenait tous deux, mais ne pouvait pas rester neutre. Entre le roi et la Révolution, il n’hésitait pas un instant. Il repensa toutefois au calme impressionnant, à la dignité et à l’élégance de Neuville. Il se rendit compte qu’absorbé par la confession de Gaspard, il avait oublié de lui parler de son ancien ami, de lui demander pourquoi il avait rompu si brutalement leurs relations. Virlojeux lui avait pourtant donné indirectement la réponse : il était habité par la Révolution comme un dévot par sa foi. La justice qu’attendait le peuple était à ses yeux bien plus importante qu’une liaison individuelle. Les sentiments d’Antoine le rapprochaient de Neuville, ses idées, de Virlojeux.
Il lui restait maintenant à trouver Pierre. Le temps pressait car, dans deux jours, toutes les églises de la ville sonneraient sans doute le tocsin. Il courut à la section des Gobelins, celle du petit tambour. Il trouverait peut-être un moyen de l’empêcher de se battre.
Un badaud lui conseilla d’aller chez un forgeron de la rue de Lourcine qu’il présenta comme l’un des personnages influents du faubourg. Antoine s’y rendit sans perdre un instant. Là, un groupe de mauvais garçons, nonchalamment appuyés contre un mur, s’amusait à invectiver les passants. Antoine avait l’habitude de voir ces grappes d’enfants occuper les rues de Paris,
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