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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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avaient dû remplacer le café par une méchante goulée d’eau-de-vie. Comment expliquer aux muscadins, ce que Robespierre lui-même n’avait pas compris, que, pour l’ouvrier parisien, le café au lait, mêlé d’un peu de sucre, était le seul fortifiant du matin, le supporte-misère, l’un des rares plaisirs qu’il s’octroyait pendant treize ou quinze heures de travail ? Comment expliquer que, si jamais la chandelle coûtait un sou de plus, les couturières étaient privées d’ouvrage dès la nuit tombée ? Comment relater la fierté qu’il avait ressentie quand il avait défilé au Manège avec son tambour, lui, Pierre, l’orphelin, le moins que rien, acclamé avec les va-nu-pieds des Gobelins comme un héros par l’Assemblée nationale ? Et ce sentiment d’exister qu’il éprouvait chaque fois que le chef du bataillon l’envoyait porter des nouvelles ou battre la générale… Non, Pierre n’avait pas les mots pour dire tout cela. Il aurait dû savoir pourtant, qu’avec Antoine, il n’en avait pas besoin.
    Le Toulousain le regarda une dernière fois. Il avait compris qu’il ne pourrait strictement rien faire pour détourner l’adolescent de son destin.
    — Fais attention à toi mon p’tit.
    Le forgeron était sorti entre-temps de son atelier ; il toisait Antoine depuis quelques minutes d’un air mauvais. Cet exalté exerçait manifestement une grande influence sur Pierre. Le Toulousain lui répondit d’un regard sévère mais impuissant ; contre un tel exemple, il ne pouvait plus rien. Il salua l’adolescent d’un hochement de tête et rentra chez lui.
     
    Il employa le reste de la journée à convaincre sa femme de quitter Paris. Amélie ne voulait rien entendre. Elle criait, pleurait, assurait qu’elle était vaillante, que le bruit du canon ne l’effarouchait pas, qu’elle ne servirait plus à rien si elle ne pouvait pas prendre soin de lui… L’agitation, la tristesse, parfois la colère, lui empourpraient les joues et la rendaient plus belle encore. Antoine demeura inflexible. Il dut finalement hausser le ton et, le 9 août au matin, la petite furie prenait le chemin de la campagne.
    Les dernières heures d’attente furent les plus longues. Antoine faisait les cent pas dans son appartement, l’air anxieux, le front humide. Il alla plusieurs fois aux nouvelles. Il était incapable de se concentrer. Le vacarme d’une bataille, qui n’avait pas commencé, anesthésiait son esprit. Il sentait déjà l’odeur de la poudre, il entendait le son du canon et le piétinement des chevaux.
    Aux dernières lueurs du jour, il jeta un coup d’œil par la croisée de sa chambre. Le calme était surprenant. Un chien aboyait dans le lointain, un fiacre attendait au coin de la rue. Il ferma les yeux, s’imaginant un instant à la campagne, près d’Amélie, loin du tumulte de la capitale. Il aurait voulu la rejoindre ; mais il ne pouvait ignorer l’appel des sections. Mettre sa femme à l’abri n’avait rien de suspect ; fuir avec elle, c’était s’exposer à des représailles.
    La nuit venait de tomber. Il était dix heures. Il alluma une chandelle. Les gens du quartier bavardaient au pied des immeubles, spéculant sur le cours des événements. Le bourdonnement se fit bientôt plus intense. Des voix résonnèrent contre les murs du cloître. Des hommes criaient, s’interpellaient, donnaient des ordres à la troupe. Il vit des canonniers traîner leur affût sous le halo blafard d’une lanterne. Une heure passa encore dans une alternance de demi-silences et de bruits. Antoine guettait les premiers signes de l’insurrection comme un prisonnier épie le tumulte désordonné de la ville depuis le fond de sa cellule. Puis, brusquement, telle une délivrance que l’on craint, il entendit sonner le tocsin.

VI
    Les cloches retentissaient dans toutes les églises du quartier, aux Lombards, aux Gravilliers, à Mauconseil, comme si la Halle entière s’était subitement embrasée. Antoine se précipita à l’extérieur, vêtu de son uniforme de garde national. Il aperçut dans la rue des silhouettes blanchâtres qui gisaient sur le sol, tels des spectres renversés. C’était les bustes de Bailly et de La Fayette qu’on venait de jeter sur le pavé. Malgré leur pureté de plâtre et les brisures trop nettes qui leur fendaient le visage, ces statues ressemblaient à d’authentiques dépouilles. Jeter les idoles d’hier à la voirie n’avait rien de surprenant ;

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