Dans l'ombre des Lumières

Antoine éprouva pourtant un malaise ; cet acte illustrait la tendance inquiétante d’une époque qui poussait tout à son paroxysme : le caractère frivole de l’opinion et l’inconstance des affections humaines. Chefs et anonymes se trouvaient pris dans une accélération qui les tourneboulait et leur mettait constamment le cul par-dessus tête. Mais les bustes mutilés n’évoquaient pas seulement la versatilité des hommes et les soubresauts de l’Histoire, ils exprimaient, avant tout, la précarité de la vie elle-même.
    Il pénétra dans l’église de Saint-Jacques-de-l’Hôpital où siégeait la section. L’accueil y fut glacial, car, depuis quelque temps, Antoine avait acquis une fâcheuse réputation de modéré. Et cette méfiance était réciproque. Le Toulousain se défiait de ces caciques de quartier, de ces aboyeurs de club qui prétendaient corriger la vertu des citoyens, en mâchant ce qu’il leur fallait dire ou penser ; ceux-là se révélaient pires encore que les plus noirs des curés. Ils ne considéraient pas l’être humain dans son imperfection, mais comme une argile modelable à l’envi. Ils entendaient le régénérer de pied en cap et, avec cela, chambarder l’Europe entière.
    Parmi les plus exaltés, figurait le président du comité, Lechenard, un maître-tailleur de la rue Comtesse-d’Artois, sorte de tâcheron grandiloquent de l’émeute. Venaient ensuite le secrétaire, Bergot, un employé obscur de la halle aux cuirs, et enfin Lhuillier, un petit homme de loi, tous ardents Jacobins, proches de Robespierre. Les trois compères surveillaient Antoine du coin de l’œil et le tenaient consciencieusement à l’écart de leurs projets. Mais ce soir-là, trop occupés à préparer l’insurrection, à rédiger des ordres ou à galoper jusqu’à la maison commune, ils ne lui prêtèrent aucune attention.
    Le peintre interrogea un citoyen avec lequel il était en bons termes. Ils avaient à peine échangé quelques mots, qu’un autre sectionnaire, le sieur Migot, les interrompit de manière incivile. C’était un scélérat de la pire espèce qui, en plus du métier de peaussier, pratiquait celui de délateur. Depuis des semaines, on le voyait rôder autour des Tuileries, consignant tous les mouvements suspects de la Cour. Avec d’autres coquins, il répandait en ville les fables les plus extravagantes, assurant que les Suisses, préposés à la garde du château, allaient égorger le peuple et assurer la fuite du roi.
    Migot déclara sèchement à Antoine que le bataillon de Saint-Jacques n’était pas encore formé, qu’il devait revenir plus tard et que, s’il voulait des nouvelles, il n’avait qu’à se rendre à la section des Quinze-Vingts.
    Le jeune homme se dirigea donc vers le faubourg Saint-Antoine. Il croisa en chemin des porteurs de torches qui s’en allaient vers le nord fermer les barrières de Fontarabie et de Montreuil. On entendait au loin des roulements de tambours qui battaient le rappel ou la générale. De nombreux quartiers étaient assoupis, mais le faubourg piaffait au milieu de la lumière et du bruit. Un attroupement s’était formé devant l’hospice des Enfants-Trouvés où se réunissait la section des Quinze-Vingts. Antoine s’y fraya un chemin. Dans la salle, un orateur fulminait contre la Législative parmi les motionnaires, les agitateurs et les curieux. Les visages, qui luisaient sous le feu des candélabres, exprimaient une excitation mêlée d’épuisement. Antoine y retrouva un peu de la fièvre de l’Assemblée nationale où régnaient chaque jour la cohue des galeries, le tintement des sonnettes, les vociférations de la barre, des rangs, des tribunes, les étoffes qui se froissent et se croisent… Mais ici, il n’y avait pas cette effervescence routinière qui gouvernait le Manège ou les clubs ; les expressions étaient plus nerveuses et bien plus outrées encore ; on reconnaissait le mouvement contradictoire qu’ont les foules lorsque la peur rivalise en elle avec la volonté de maîtriser le destin. C’était ce tiraillement redoutable, ce mélange singulier d’inquiétude, de colère et de détermination qu’Amélie avait vu dans les yeux des Marseillais. Et un tel assortiment, dont les composantes étaient antinomiques, formait pour cette même raison une solution explosive. Avec cela, les meneurs se livraient à des effusions théâtrales ; quelques-uns paraissaient rompus à ce genre de cabotinage. Ils