Dans l'ombre des Lumières
l’orphelin aux soins d’une servante et rentra chez lui.
Après quelques heures de sommeil, il se dirigea à nouveau vers l’auberge. Il s’arrêta soudain, stupéfait. Il venait d’apercevoir sa femme au coin de la rue Saint-Denis. Que faisait-elle à Paris ? Elle ne devait pourtant pas rentrer avant d’avoir reçu un billet de sa main. C’était une pure folie d’errer ainsi, seule, dans une ville peuplée de justiciers improvisés ! Le soulagement l’emporta pourtant sur la colère. Il était tellement heureux à l’idée de la regarder, de la toucher, de lui parler ! Ils commencèrent par s’embrasser longuement. Puis, Antoine desserra son étreinte.
— Que fais-tu ici ? Je t’avais pourtant ordonné de rester à la campagne.
Amélie le considéra avec un mélange d’impudence et de passion.
— J’obéirai à tous les ordres que tu voudras, mon cher mari, mais pas à celui-là, j’en suis incapable. Je ne vivais plus…
Il n’avait pas le cœur aux reproches. Après toutes ces heures d’angoisses, il voulait seulement profiter de sa douceur. Ils s’embrassèrent encore, oubliant qu’ils se trouvaient au milieu de la rue. Amélie passa affectueusement sa main sur la joue de son mari tout en étudiant sa mine sombre.
— Que se passe-t-il ?
— Pierre a été grièvement blessé…
— Il n’est pas…
— Non, quand je suis parti, il dormait encore ; mais il a une forte fièvre et je ne suis pas très optimiste.
— Il t’a parlé ?
— Quelques mots seulement… Il voulait que je lui pardonne…
— Je veux le voir tout de suite, conduis-moi.
Ils coururent jusqu’à l’auberge du Cygne Blanc .
— Pauvre petit ange, pauvre petit ange, répétait la tenancière.
Amélie crut que tout était fini. Son visage devint livide.
— Oh, ne vous inquiétez pas, il dort, reprit la bonne femme. Il était si fatigué ce matin. Faut dire aussi, qu’après le départ de Monsieur, des gens du faubourg sont venus le trouver. Ils l’ont fêté comme un martyr. Ils lui donnaient même des noms grecs, ou romains – Dame ! Pour moi, tout ça c’est de l’arabe – enfin ils l’applaudissaient, penchés sur son lit comme les rois mages sur la couche de notre Sauveur… Le petit ange, ça l’a beaucoup fatigué. Il m’a demandé où c’est que vous étiez. Ma foi, votre monsieur il est parti chercher du linge, que j’lui ai répondu comme ça ; il va revenir ce tantôt ; j’lui ai dit aussi que vous l’aviez pas quitté de toute la nuit… le chérubin était bien ému de l’apprendre.
— Ne laissez entrer personne dans sa chambre, commanda Antoine.
— Ben, c’est que… ces gens-là sont importants, y en a même un qu’avait une écharpe tricolore autour du col ; j’peux pas leur interdire ma porte quand même !
— Bien sûr que non, concéda Antoine tout en réfléchissant.
Les Loisel remercièrent l’aubergiste. Ils montèrent à l’étage où se trouvait la chambre de Pierre. L’enfant dormait. Amélie s’approcha du lit sans faire de bruit. Elle déposa un baiser sur son front, puis s’assit à ses côtés. Antoine resta debout, près de la porte. Il observait en silence les gestes maternels de sa femme. Elle manifestait encore plus de douceur avec Pierre qu’Éléonore ne lui en avait témoignée, trois ans plus tôt. Lui, qui avait si peu connu sa mère, découvrait cette puissance sans égal, cette force à côté de laquelle l’imposition des mains des prêtres et le toucher royal semblaient des farces picrocholines, des niaiseries de collège. Le spectacle était fascinant. Antoine profita à distance de toutes les caresses qu’Amélie prodiguait à l’enfant ; il sentit sa propre tension disparaître…
Ils restèrent un long moment ainsi, puis la jeune femme rompit le silence.
— Va te reposer, murmura-t-elle. Je veillerai sur lui en attendant le médecin.
Antoine acquiesça d’un mouvement de tête puis sortit lentement, comme s’il était vidé de sa substance.
Le lendemain, le docteur Jarry changea le pansement du petit tambour. Il lui administra ensuite un remède que l’apothicaire venait de préparer. Une heure plus tard, la fièvre baissa légèrement. Amélie s’était assoupie.
Midi sonnait au carillon de l’Oratoire quand Jeanne pénétra dans la chambre. Les deux femmes se saluèrent, puis la fripière commença à câliner l’adolescent qui lui répondit par des balbutiements. Elle évitait de
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