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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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Avec sa voix de stentor, cette brute d’origine polonaise fit vaciller les flammes des chandelles. Il était accompagné d’une espèce de notaire qui débitait de longs discours sur la sainte égalité et la mort joyeuse. Malgré leurs grimaces fraternelles, ces hommes se moquaient éperdument de l’enfant et de sa souffrance. Pierre n’était qu’un symbole déshumanisé, une icône devant laquelle ces fidèles d’un nouveau genre venaient se prosterner. S’ils avaient eu le choix, ils l’eussent préféré mort. Il eût été tellement plus grandiose de fêter un martyr, un vrai, plutôt que cet enfant qui s’acharnait à vivre.
    Ce jour-là pourtant, Antoine remarqua un homme qui se tenait en retrait, dans un coin de la pièce. Son silence et sa discrétion lui parurent insolites au milieu de cette liesse funèbre. Il avait des cheveux châtains qui tiraient sur le blond, un visage prognathe et de petits yeux enfoncés ; le duvet, qui lui couvrait le menton, lui donnait l’apparence d’un fauve calme et malicieux ; le corps était racé, grand et maigre. L’inconnu n’avait pas trente ans. Il ne cessait d’observer Pierre et Antoine, avec une pointe d’émotion dans le regard. Quand tout le monde fut parti, le peintre mena une enquête à son sujet, mais personne ne le connaissait.
     
    À la fin du mois d’août, Pierre commença à se rétablir. Le médecin se disait même surpris par la rapidité de cette guérison. Amélie n’avait pas ménagé sa peine, quittant rarement la chambre, prodiguant au blessé des soins et des paroles réconfortantes. Une nuit, alors que Pierre souffrait atrocement, elle avait eu l’impression que la mort s’était embusquée de l’autre côté du lit, qu’elle essayait de tirer vers elle le corps moribond de l’enfant. Les doutes d’Amélie et les faiblesses de Pierre n’avaient fait que stimuler cette détermination qui prenait parfois l’aspect de la démence.
    Amélie fut soulagée de quitter la chambre du Cygne Blanc . Mais elle éprouva subitement une sensation d’insécurité profonde. Pendant trois semaines, la blessure de Pierre l’avait détournée du monde extérieur. Maintenant que l’adolescent était guéri, elle entendait à nouveau les bruissements de la ville ; elle voyait que la peur y était devenue pesante et palpable comme un corps solide.
    Le pouvoir insurrectionnel, qui venait d’abattre la monarchie, organisait la terreur. Un nouveau tribunal siégeait depuis le 17 août, et la première exécution avait eu lieu le 21, sur la place du Carrousel. La famille royale était enfermée au Temple. Un peu partout, on dressait des listes de proscription, on enfermait des suspects. Si les Loisel étaient encore à l’abri, ils le devaient moins aux états de service d’Antoine, qu’à la blessure de Pierre dont les Purs avaient fait un martyr. Mais ces derniers n’aimaient pas le Toulousain dont ils connaissaient les idées modérées. À la moindre incartade, ils n’hésiteraient pas à l’éliminer.

VII
    Il était quatre heures de l’après-midi, ce 29 août, quand les tambours commencèrent à battre le rappel dans toute la ville. Paris semblait saisie d’effroi. Les boutiques étaient closes, l’activité des clubs et des tribunaux suspendus, les rues désertes, les barrières fermées. Les habitants avaient reçu l’ordre de rester chez eux et de ne sortir sous aucun prétexte. Des pataches surveillaient le fleuve et l’on avait même embusqué des garnisaires sur les bateaux des blanchisseuses. C’était une rafle sans précédent qu’organisait le comité de surveillance de la Commune. La délation avait été chaudement encouragée ; on avait affiché des listes de proscription sur les murs et jusque sur les portes des suspects. Les derniers badauds pressaient le pas ; les regards étaient fuyants ; les visages se dissimulaient dans l’ombre des croisées. On venait d’établir des postes de garde à tous les coins de rue.
    Les Loisel étaient consignés comme les autres dans leur appartement. Ils restèrent ainsi pendant près de six heures. Puis, un grondement leur annonça le début des visites domiciliaires. Amélie était penchée à la fenêtre. Elle se tourna vers son mari.
    — Antoine, les lettres…
    — Eh bien, qu’y a-t-il ?
    — Il faut brûler tout ce qui pourrait nous compromettre… Souviens-toi de celles que tu voulais envoyer à ton père et à l’abbé Renard. Tu n’as pas

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