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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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pleurer devant lui. Cette contenance était d’autant plus surprenante que, pendant des heures, elle avait couru dans tout Paris à sa recherche.
    La confrontation fut assez difficile pour Amélie. Elle était embarrassée. Elle avait l’impression de supplanter Jeanne. Elle possédait tout, l’amour, l’éducation, la richesse ; sa vie entière semblait une insulte à l’indigence. L’attitude digne et réservée de Jeanne ne faisait qu’accroître ce malaise. Comment une femme du peuple pouvait-elle ressentir aussi peu d’envie ? Selon toute vraisemblance, elle aurait dû se révolter, la haïr ou du moins faire la lippe. Mais son expression ne suggérait ni insolence ni servitude, pas même une once de jalousie. Amélie ignorait que ses propres scrupules influençaient en partie le comportement de Jeanne. Devant une rivale arrogante, jamais la fripière ne se fut effacée.
    Elle s’approcha de la jeune noble.
    — Madame, lui dit-elle, ayez la bonté de vous occuper de mon Pierrot comme vous le faites déjà si bien. Moi, je n’en aurai pas le loisir. J’ai perdu une journée de travail pour venir ici ; je ne pourrai pas en perdre une deuxième.
    — Ne vous inquiétez pas, je veillerai sur lui en attendant votre retour. Sachez que ma maison vous sera toujours ouverte.
    Jeanne accueillit cet engagement avec un sourire, puis se retourna vers Pierre qu’elle cajola une dernière fois avant de partir.
     
    Deux jours plus tard, les gueux se présentèrent au chevet du petit tambour. Caboche avait l’air ému, mais Henriette affichait un détachement presque obscène. Elle avait participé au massacre du poste des Feuillants en compagnie de Baptiste et de François, dit Grosse Pinte. Elle s’en amusait, elle le justifiait. Le peuple, affirmait-elle, n’avait fait que massacrer des parasites. Ces maudits porteurs d’espingole n’avaient-ils pas essayé de gagner les Tuileries, déguisés en gardes nationaux, pour y défendre Judas-Louis-XVI  ? Les traîtres ! En écoutant ce récit, Antoine songea au comte de Neuville qui avait sans doute subi le même sort.
    Il fut davantage surpris d’apprendre, qu’après la bataille, Baptiste avait fracassé la tête d’un Suisse à coups de gourdin. Cette nouvelle incarnait l’ampleur de ses désillusions et la naïveté avec laquelle il avait jusqu’alors considéré la nature humaine. Comment ? Cet agneau de Baptiste, cette brute au cœur tendre, avait brisé la tête d’un fuyard jusqu’à répandre sa cervelle sur le sol ! Peut-être même, avait-il agi en conservant cette mine angélique et ahurie qui le caractérisait. Lui, le débonnaire râblé, avait frappé sans hésiter, avec le flegme du bourreau, avec le geste sûr de l’équarrisseur qui assomme un bœuf sur le carreau des Halles. Antoine en était persuadé, si des gens de confiance le lui avaient demandé, cette âme benoîte et rustique n’eût pas hésité à courir sous la mitraille pour sauver la vie d’un enfant ou celle d’un petit animal. C’était aussi cela le peuple, ce mélange étonnant de générosité et de barbarie. Mais comment Antoine avait-il pu se tromper à ce point ? Et Jeanne, et Pierre, qui ne juraient que par ce bon nigaud sentimental ! Le peintre observa le portefaix comme s’il voyait un monstre mythologique descendre sur terre. Face à lui, Baptiste avait toujours le même regard plein de douceur et de jovialité tranquille. Il n’avait aucune conscience d’avoir fait le mal. Il avait tué un homme comme on extermine un cafard ou un rat, avec, en plus, le sentiment d’avoir accompli une action glorieuse. Ne l’avait-on pas célébré pour ce crime abject, lui, la bête de somme, l’invisible ? Caboche semblait embarrassé par tant de prouesses visqueuses. Amélie, elle, avait déjà quitté la pièce. Quant à ce vieux misanthrope de Jacques, il n’avait même pas daigné paraître.
     
    Les jours suivants, des citoyens du faubourg apportèrent des offrandes patriotiques au blessé. Même les plus pauvres s’étaient cotisés. Bien que ces initiatives fussent touchantes, Antoine s’en agaçait, car elles perturbaient le repos du petit tambour. Il avait du mal à cacher son impatience devant tant de manifestations bruyantes. Les sectionnaires se pressaient dans la pièce, déclamaient et fatiguaient le blessé. Parmi eux, Antoine reconnut un jour Lazowski, le commandant des canonniers de Saint-Marcel, l’un des piliers de l’insurrection.

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