Dans l'ombre des Lumières
capitulé et Verdun était sur le point de tomber. L’imminence de l’invasion étrangère ne faisait qu’exalter le sentiment patriotique des Parisiens. Un peu partout, sur les places publiques, aux carrefours, des hommes s’enrôlaient pour arrêter le déferlement ennemi. Mais un vent de panique soufflait en même temps sur la ville. Les terribles menaces du manifeste de Brunswick semblaient sur le point de se réaliser. La peur, constamment entretenue par les Jacobins, favorisait les bruits les plus insensés. On prétendait que les traîtres de l’intérieur, les prêtres réfractaires, les nobles fidèles à la Cour, enfin toutes les personnes qui avaient été emprisonnées depuis le 10 août, allaient se soulever depuis leur prison pour égorger les familles des patriotes.
Antoine entendit tonner le canon d’alarme, sonner le tocsin et battre la générale. Il alla aux nouvelles. Dans la rue, on criait : « Verdun est tombé ! Verdun est tombé ! » L’angoisse était visible sur tous les visages. Le Toulousain attendit fébrilement six heures du soir pour aller à son rendez-vous. Il prit un fiacre, traversa le Pont-Neuf, longea la rue Dauphine, puis tourna rue de Buci jusqu’au carrefour où des volontaires, attroupés autour d’une estrade, attendaient de s’engager ; il arriva enfin rue Sainte-Marguerite. Mais l’épaisseur de la foule l’empêcha d’y pénétrer. Il sentit qu’il se passait quelque chose d’anormal. Il y avait dans l’air une atmosphère électrique. Étroite et bordée d’immeubles élevés, la rue Sainte-Marguerite était plongée dans une demi-pénombre. Il sortit de voiture et interrogea un badaud dont les yeux brillaient d’une fascination sinistre : « On massacre les aristocrates », s’écria-t-il, avant de retourner au spectacle. Antoine fendit la presse. Il s’immobilisa soudain, pétrifié par une vision effroyable. La rue était jonchée de cadavres. Il y en avait bien une cinquantaine sur les marches de l’Abbaye ou entassés contre les immeubles. Un flot de sang coulait sur le pavé, éclaboussant ses bas et ses souliers. Les corps étaient atrocement mutilés, les crânes fendus, les visages sabrés. Antoine se sentit mal. La foule hurlait. Autour de lui se pressait tout un peuple d’artisans, de boutiquiers, de cuistres et de galopins de cuisine. Il s’approcha encore. « À mort ! À mort ! » criait une troupe d’hommes et de femmes devant l’entrée de l’Abbaye. Il aperçut les égorgeurs. Ils revenaient du couvent des Carmes où, en l’espace de deux heures, ils avaient massacré plus d’une centaine de prêtres. Les fédérés d’Avignon et de Marseille, armés de sabres, coudoyaient les porteurs de gourdins, de piques et d’instruments tranchants. La plupart étaient de solides quadragénaires, anciens soldats devenus vinaigriers, savetiers, limonadiers ou tambours de la garde nationale. Les uns et les autres étaient littéralement couverts de sang et de poussière.
On ouvrit soudain la porte du guichet. Un septuagénaire en sortit. Il avait le regard d’une bête traquée. À peine eût-il franchi le seuil que deux massacreurs lui assénèrent de violents coups de sabres. Mais la première de ces lames, qui était déjà ruisselante de sang, glissa sur sa tête tandis que la seconde lui tailladait l’épaule. Un autre assassin s’approcha pour lui fracasser le crâne ; comme le malheureux venait de lever les mains pour se protéger, il ne fit que lui briser le bras gauche. Le vieil homme poussa un hurlement de douleur. Il était aveuglé par le sang qui ruisselait sur son visage. Il gémissait, implorait, agitait de manière dérisoire son bras valide pour tenter de parer les coups. Il parvint même à empoigner l’un des tueurs pour l’empêcher de frapper. Cet embrassement funèbre n’en finissait pas et les coups mal dirigés prolongeaient l’agonie du vieillard. Un troisième assassin parvint finalement à lui briser la nuque d’un coup de gourdin. L’homme tomba des marches, la tête en avant, sur un tas de cadavres. Il remuait encore quand une demi-douzaine de piques vint le transpercer. Aussitôt qu’il eût expiré, la foule s’écria : « Vive la Nation ! »
— Foutre, il nous a donné du mal ce bougre-là, brailla l’un des égorgeurs.
La scène semblait irréelle. La tête d’Antoine lui tournait, son cœur battait la chamade. Il s’appuya contre le mur. Malgré tout ce qu’il avait
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