Dans l'ombre des Lumières
déjà vu depuis trois ans, il ne s’habituait pas à de telles horreurs. Lorsqu’il posa les yeux sur la tourelle de l’abbaye, à l’angle de la place et de la rue Sainte-Marguerite, il croisa le regard épouvanté d’un prisonnier.
La gorge lui brûlait ; il avait l’impression d’étouffer. Il se précipita sans réfléchir dans la taverne du citoyen Lévêque qui faisait face à l’entrée de la prison. Il but du vin pour s’assommer un instant. Mais tout à coup, trois massacreurs entrèrent dans la taverne. L’un d’eux avait les manches retroussées et les bras nus, couverts de sang. Antoine n’était pas un lâche, mais à cet instant-là, il fut transi de peur.
— Eh ! Lévêque, sers-nous du vin, vite. On en a déjà expédié des centaines et on a encore du travail à faire. Tiens, paye-toi avec les bons que nous a donnés le comité civil.
La femme du tenancier apporta des bouteilles de vin, mais l’un des énergumènes se mit à râler.
— Pas d’vin, la vieille. Sers-moi plutôt du rude , du sacré chien tout pur .
Dans la langue du peuple, cela voulait dire de l’eau-de-vie. La mère Lévêque, qui n’avait aucune envie de contrarier le sicaire, s’exécuta sur-le-champ.
Pendant ce temps, le troisième homme lavait ses mains ensanglantées à la fontaine. Il avait l’œil noir, le visage carré, le corps trapu. Il ne disait pas un mot et continuait méticuleusement ses ablutions ; son silence était bien plus terrifiant encore que les commentaires des autres tueurs.
Antoine sortit de la taverne, écœuré. Il aperçut un fédéré qui faisait partie de la bande. Rassemblant son courage, il l’interrogea en désignant du doigt un monceau de cadavres.
— Qui sont ces hommes ?
— Sacrisdi ! Des calotins, des Suisses, des gardes du roi et des faussaires. On en a fait justice. Ils allaient égorger les femmes et les enfants du peuple qui part à la guerre.
— Des prêtres ?
Antoine regrettait déjà d’avoir posé cette question qui contenait l’ombre d’un doute. Douter, c’était blasphémer le Peuple.
— Qui tu es toi d’abord ?
Alors qu’Antoine s’apprêtait à répondre, un second fédéré, dont les yeux coulissaient de méfiance, se pencha vers son camarade.
— Es un tréste, un aristocraté, se fau mesfisa, dit-il en patois.
Le Toulousain eut la présence d’esprit de s’exprimer dans un baragouin composé de dialectes languedocien et provençal. Il leur dit qu’il n’était pas aristocrate mais un franc patriote, ce qui parut endormir la méfiance des deux drôles. Le premier lui conta en détail le début du massacre : les vingt-quatre prêtres tirés sans ménagement du dépôt de la mairie, puis jetés dans une demi-douzaine de fiacres ; leurs gardes marseillais qui excitaient la foule contre eux, les menaces de mort, les insultes, les premiers coups de sabre donnés pendant le trajet, à l’intérieur même des véhicules, le sang qui éclaboussait les passagers, l’arrivée dans la cour de l’Abbaye, enfin les prêtres embrochés jusque dans la salle du comité des Quatre-Nations…
Le jeune Marseillais plastronnait bruyamment tout en riant du carnage ; il affirmait être le premier à avoir plongé son sabre dans le sein d’un curé. Il avait la gaieté de ces jeunes paysans qui se rendent à la fête du village ou se préparent allègrement à quelque concours de foire.
— Eh ! Moun amic ! dit-il avec entrain. Si tu voyais comme lou présiden dou tribunau juge tous ces tigres à face humaine ! On l’appelle Maillard.
Maillard ! L’un des Vainqueurs de la Bastille. Le meneur qui avait conduit les femmes à Versailles pendant les journées d’octobre. Ce pilier de taverne, ce patron de l’émeute, avait donc improvisé un tribunal ! Que voulait dire cette sombre bouffonnerie ?
— Je connais bien Maillard, dit Antoine, peux-tu me conduire jusqu’à lui ?
— Reviens donc demain, païs , je ne peux rien aujourd’hui. Mais ne t’inquiète pas, il y aura encore de l’ouvrage. Allez, adissias .
Antoine remercia ce nigaud criminel et s’en alla à son rendez-vous. Il ne savait plus que faire. Sauver Amélie était une priorité absolue. Le monde entier pouvait périr, du moment qu’elle était à l’abri. Il devait partir dans moins de quatre jours pour l’armée et il ignorait toujours si sa femme pourrait se réfugier en Vendée. Mais, tout en marchant, il revoyait les scènes horribles
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