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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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Puis Amélie se redressa ; son visage s’était endurci.
    — Ne me parle plus de cette Révolution, tu m’entends ? J’ai envie de vomir.
    — Un massacre n’est pas la Révolution.
    — Non ! J’en ai assez. Pendant trois ans, je n’ai rien dit, je n’ai pas réagi quand ils ont tué le gouverneur de Launay, les gardes du corps du roi ou le maire d’Étampes. Je les ai excusés quand ils ont envahi les Tuileries, insulté le trône, maltraité les députés, lancé des appels au meurtre, bafoué la liberté de conscience et tous les droits de l’homme. Le 10 août encore, je n’ai pas réagi quand ils ont massacré M. de La Rochefoucauld ou décapité le journaliste Suleau. Je n’ai rien dit quand ils sont venus m’humilier chez moi, fouiller mes papiers, me menacer en me traitant comme une criminelle. Mais maintenant je n’en peux plus. Je n’ai plus envie d’en parler ; je veux seulement attendre ton retour et aller en Vendée.
    Ils conservèrent le silence pendant quelques minutes, puis Amélie s’apaisa. Antoine connaissait suffisamment sa femme pour savoir que ses désillusions étaient bien plus grandes que les siennes. Contrairement à Antoine, la Révolution incarnait pour Amélie une rupture totale. Elle avait tout abandonné, son passé, son nom, sa famille. Et voici que sa nouvelle patrie la rejetait. En Vendée, ses parents la considéraient comme une brebis galeuse, une écervelée qui s’était sottement jetée dans les bras de la canaille jacobine. À Paris, elle était suspecte en raison de sa naissance, de ses idées modérées, de l’émigration de son frère aîné. Ni noble ni roturière, ni royaliste ni républicaine, elle avait l’impression d’errer constamment entre deux mondes. Son seul soutien, c’était Antoine, le seul qui, avec les Laheu, ne la jugeât pas et l’aimât pour elle-même.
    Pourtant, en dépit des apparences, elle n’avait pas rompu totalement avec le nouveau régime. Elle conservait le secret espoir d’un changement. Et l’idée de donner raison à son père lui faisait horreur. Finalement, sa vision n’était pas si éloignée de celle d’Antoine dont l’optimisme de façade masquait de profondes inquiétudes. Mais il existait une facette de la nature humaine qu’à leur âge, ni Amélie ni Antoine ne pouvaient réellement concevoir.

7
    Cœur-de-Roi
    Deux mois plus tard, devant Bruxelles,
    le 13 novembre 1792

I
    Les cavaliers du 12 e Chasseurs se tenaient en ligne sur une petite hauteur face à la capitale du Brabant. Les montures étaient fourbues. Les hommes, couverts de boue et de poussière, venaient de parcourir huit lieues avec l’artillerie volante, presque toujours au galop. Ils faisaient partie de l’avant-garde de l’armée française commandée par le général Stengel. Malgré le froid et la faim qui les tenaillaient depuis des semaines, leurs visages étaient lumineux ; ils considéraient la ville avec un mélange de convoitise et de fierté. Au loin, Bruxelles apparaissait en amphithéâtre au milieu des prairies glacées par les frimas de novembre, enveloppée de ses hauts remparts d’où surgissaient les cimes des arbres et les ailes des moulins. À droite, on apercevait le donjon médiéval de la porte de Hal dont la masse de pierre charbonnée se découpait sur un ciel grisâtre. Au centre, s’élevait la flèche de l’hôtel municipal avec l’archange saint Michel terrassant le démon, et puis, un peu plus loin, les tours imposantes de Sainte-Gudule.
    Antoine se trouvait au milieu de cette troupe, juché sur son cheval, aligné comme avant la charge. Il ne manquait pas d’allure avec son casque de cuir cocardé, son habit dolman de drap vert, doublé de cadis blanc, et sa culotte à la hongroise qui plongeait dans ses grandes bottes noires.
    Il était lui-même surpris par le chemin qu’il avait parcouru depuis septembre. Le retournement de la situation militaire procédait en effet du miracle. Il avait commencé par rejoindre son régiment afin d’arrêter les Prussiens dans les défilés de l’Argonne. La marche, harassante, s’était effectuée sous une pluie continuelle avec les chariots qui s’embourbaient, l’uniforme, mal conçu, qui ne protégeait pas assez du froid, le ravitaillement qui ne venait pas et le quignon de pain qu’il fallait mendier dans les fermes à des rustres complaisants. On croisait sur les chemins des cohortes de volontaires déguenillés. Pourtant, rien n’avait

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