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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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de l’Abbaye et le regard du détenu qu’il avait croisé à travers la baie de la tourelle.
     
    Son entrevue avec Virlojeux fut assez brève. Le gazetier lui promit de faire l’impossible pour obtenir un passeport. Si nécessaire, il accompagnerait lui-même Amélie jusqu’aux barrières, quand celles-ci seraient rouvertes. Antoine était partagé entre l’angoisse et le soulagement. Il évoqua les massacres qui se poursuivaient à quelques pas de là. Virlojeux les condamna du bout des lèvres. Il invoqua la pusillanimité des tribunaux officiels qui, selon lui, tardaient à juger les traîtres. Antoine, ajouta-t-il, commettrait une grave erreur en essayant d’entraver la colère du peuple. Mettrait-il en danger sa femme pour sauver quelques conspirateurs ? Croyant avoir ébranlé le Toulousain, le gazetier passa habilement à un autre sujet, évoquant l’urgence qu’il y avait à sauver la patrie. C’était une priorité. L’armée manquait de tout, d’hommes, d’armes, de munitions. Virlojeux se gardait bien de justifier l’inacceptable, il le diluait habilement dans des considérations élevées, aux noms du salut public, de la défense nationale. Pour finir, il jura qu’il informerait lui-même le comité de surveillance de ce qui se passait à l’Abbaye. Il prétendait même avoir une influence modératrice sur certains de ses membres.
    Pour la première fois, les propos de Virlojeux ne réussirent pas à convaincre Antoine. Les regards de détresse qu’il avait vus à l’Abbaye étaient plus persuasifs que tous les mots de Gaspard. Il rentra chez lui où il passa une nuit infernale. Il ne répondit que de manière vague aux questions de sa femme. Pendant ce temps, les massacres se poursuivaient, non seulement à l’Abbaye, mais aussi à la Force, au Châtelet, à la Conciergerie.
     
    Trois jours passèrent ainsi. Virlojeux avait déjà reçu le passeport pour la Vendée. Amélie et Antoine étaient tellement heureux qu’ils ne se demandèrent même pas comment le gazetier l’avait obtenu. Il ne leur restait plus que quelques heures à passer ensemble. Le lendemain, Antoine devait accompagner Amélie jusqu’à la diligence avant de repartir pour l’armée.
    Depuis son passage à l’Abbaye, le Toulousain n’était plus le même. Il évitait certains sujets ; il avait souvent le regard perdu dans le vide et ses yeux exprimaient un profond dégoût. Amélie tenta en vain de l’interroger, non pas pour glaner quelques détails sordides sur les massacres, mais pour permettre à son mari de se soulager. De son côté, Antoine refusait de gâcher leurs derniers moments ; mais, surtout, il ne voulait pas piétiner l’innocence de sa femme ; toutes ses résolutions ne servirent à rien ; il avait beau faire, le carnage l’obsédait.
    — Parle-moi, je t’en prie, insista-t-elle.
    — Je n’en ai pas envie.
    — Je ne suis plus une enfant, j’ai vingt ans et je suis ta femme.
    — Tu sais déjà l’essentiel, que t’importe de savoir le reste ?
    — Cela m’importe beaucoup. Il y a trop de choses que j’ignore.
    — Laisse-moi en paix ! dit-il avec emportement.
    — Je veux que tu me parles, répondit Amélie avec la même virulence.
    Antoine entra soudain dans une colère noire.
    — Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Qu’à la Force, ils ont éventré la princesse de Lamballe dont ils ont coupé la tête et le sexe pour aller les montrer à la reine ? Que dans la même prison, ils ont mutilé les seins d’une bouquetière avant de lui enfoncer de la paille dans le vagin et d’y mettre le feu ? Qu’à l’Abbaye, l’un des prisonniers, le juge de paix Buob, a dû se battre jusque dans les latrines et que le corps de son assassin était couvert de merde ? Qu’à la Salpêtrière, ils ont violé et tué des dizaines de filles et de femmes ? Qu’à Bicêtre, ils ont battu à mort les enfants de la Correction, des orphelins pauvres dont le plus jeune n’avait pas douze ans ? Que ce sont toutes ces abominations qu’acclament Danton et Robespierre ?
    — Tais-toi, je t’en supplie tais-toi, implora Amélie en se bouchant les oreilles.
    Antoine sortit subitement de sa transe. Il réalisa tout le mal qu’il venait de faire à sa femme. Amélie pleurait comme une enfant dont on vient de ravager les dernières illusions.
    — Pardon, mon amour, fit-il inutilement.
    Il s’approcha d’elle pour la consoler. Ils restèrent un long moment sans rien dire.

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