Dans l'ombre des Lumières
entamé la ferveur de l’armée. Quitte à mourir sur place, il fallait arrêter l’invasion.
Antoine était resté quelques jours au camp de Sainte-Menehould sous les ordres du général Dumouriez. Puis tout avait basculé. Le 20 septembre à l’aube, l’armée s’était rangée en ordre de bataille sur la colline de Valmy. Des bribes de la grande journée lui revenaient souvent à l’esprit, la furieuse canonnade, les tirs d’obusiers prussiens semant soudain la mort dans les rangs français, le feu, la fumée, les éclats de bois et de ferraille, les hurlements des blessés… Mais les officiers avaient su enrayer la panique et ranimer l’ardeur de la troupe. Après une courte harangue, le général Kellermann avait hissé son feutre à la pointe du sabre en hurlant :
— Vive la Nation ! Allons vaincre pour elle.
Une immense clameur s’était alors élevée dans les rangs. Ce péan révolutionnaire avait enflammé Antoine. Il le savait, désormais, l’armée française ne reculerait plus.
Le jour suivant, la Convention nationale avait proclamé la République. La coïncidence des deux événements ne lui avait pas échappé et, pour ce jeune homme gorgé d’idéal, c’était un signe du destin. Il n’oubliait pas les massacres de septembre, mais il croyait en un renouveau. Comme le Phénix, la Révolution renaîtrait de ses cendres.
À la suite d’une rixe, on l’avait muté au 12 e Chasseurs, ci-devant Champagne ; d’une nature ombrageuse, Antoine s’était battu avec une brute sans conscience qui passait son temps à rapiner et à fouailler son cheval ; personne n’appréciait cet homme, mais il était affilié aux Jacobins et connaissait deux ou trois coquins au ministère de la Guerre. Le départ d’Antoine avait été pénible. Il aimait son régiment. Il y avait noué des amitiés sincères et connu quelques braves sous-officiers comme Sahuc, blessé à Tournai, ou ce demi-fou de Richepanse. Mais il regrettait surtout le brigadier Cornaille, un Morvandiau râblé, à la fois paysan bonhomme et soldat expérimenté. Son nez camus et couperosé, qui se perdait dans une épaisse moustache, ressemblait à une échalote posée sur un lit de salade. D’une nature affectueuse et bourrue, il avait enseigné à Antoine la science de l’à-propos militaire, lui montrant comment s’improviser sellier, maréchal-ferrant et vétérinaire. « Tu ne dois vivre que pour ton cheval, lui répétait Cornaille. Il est tes jambes, ta sûreté, ton honneur. » Antoine avait appris à soigner sa monture comme une nourrice dorlote son bébé ; il pouvait pratiquer une saignée à la jugulaire, recoudre les plaies de sabre, préparer des bains de vapeur à la feuille de mauve, des gargarismes d’orge miellé ou des lotions à base de réglisse, de guimauve et de térébenthine…
Si Antoine était encore en vie, il le devait à Cornaille. Certes, le Toulousain connaissait bien les chevaux, mais charger sous la mitraille, embrocher son homme à deux pas, nécessitait d’autres ressources qu’un simple tour de manège ou une promenade dans la campagne. Cette leçon-là, il est vrai, s’apprenait surtout dans le feu de l’action, sous le coup de sabre. L’essentiel était de survivre aux premiers mois de guerre, les plus meurtriers pour les jeunes recrues. Au début, Antoine avait pris les conseils du brigadier à la légère, avec les scrupules du philosophe qui répugne à verser le sang de son prochain. Il faut dire que Cornaille déclinait froidement les diverses manières d’égorger un homme comme on énumère une recette de cuisine. Lorsqu’un cavalier ennemi parvenait à sa hauteur, on devait le frapper d’un revers de sabre en visant la cravate. D’instinct, l’homme se baissait et on l’atteignait ainsi au visage. Pour le reste, il fallait donner des coups de pointe, les seuls qui fussent mortels. « Pointe, pointe ! criait Cornaille en mimant le geste. Tubleu, il faut que tu pointes, mon gars. » Antoine s’était demandé si le brave homme lui récitait le manuel du parfait soldat ou bien le bréviaire de l’assassin. Mais le jour où il s’était trouvé seul devant un chasseur tyrolien aguerri, il avait mesuré toute l’importance de son instruction militaire.
Le plus dur avait été de tuer un homme, non pas à quelque distance avec son pistolet ou sa carabine, mais avec son sabre, en corps à corps ; le plus dur avait été de sentir la lame s’enfoncer dans le
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