Dans l'ombre des Lumières
hommes s’installèrent à table, firent en silence leur prière puis mangèrent la soupe que leur servit l’épouse de Brise-Fer.
Antoine observa l’harmonie simple de ce foyer.
— Pourquoi vas-tu donc risquer ta vie ? demanda-t-il au paysan, tout en lapant sa soupe et en levant vers lui des yeux plein de solennité.
Il l’avait tutoyé sans même s’en apercevoir.
— J’voulions pas tirer pour la milice.
— Il faut pourtant défendre le pays contre les étrangers.
— C’est la guerre des Patauts, pas la nôtre.
— Et tu veux un roi ?
— Bah ! Si c’est un bon roué …
— Et tu veux aussi le retour de l’Ancien Régime avec ses nobles, ses curés et leurs dîmes ?
— Non, je voulions seulement qu’on nous rende nos bons prêtres.
Antoine n’insista pas. Il réalisa que cet homme ne se révoltait pas pour intriguer contre la République, qu’il n’était pas manipulé par les nobles ou par les prêtres, mais tenait seulement à sa liberté de conscience, refusant aussi de servir un régime qui, selon lui, l’oppressait.
— Pourquoi l’homme à la plume de Corbeau est-il blessé ?
— Deux-Coups ? Parce qu’on a attaqué hier les Bleus près de Clisson ; ils ont tué cinq des nôtres et on a eu la déroute.
Cette triste nouvelle confirmait Antoine dans sa crainte que le combat fût désespéré. Les rustres étaient courageux, mais ils n’avaient aucune expérience de la guerre. À la première décharge meurtrière, ils s’enfuiraient à toutes jambes.
Ils allèrent dormir. Brise-Fer réveilla Antoine un peu avant l’aube. Ils prirent une rapide collation, puis se rendirent à Saint-Lumine. Seul le paysan était armé d’un fusil, car Antoine avait refusé la fourche que Brise-Fer lui avait tendue. Il se trouvait ainsi dans une situation absurde, celle de s’insurger à mains nues contre les membres de la garde nationale. Il se promettait d’attendre la première occasion pour s’esquiver et rejoindre Morlanges. Ils entendirent sonner le tocsin depuis le bourg. En chemin, des paysans leur dirent qu’il y avait un rassemblement aux landes de la Jaunière, dans la paroisse de Maisdon. Ils s’y précipitèrent.
La lande était couverte d’un épais brouillard qui s’élevait jusqu’au niveau de la ceinture d’un homme. C’est seulement en s’approchant qu’Antoine réalisa l’importance de l’attroupement. Il n’y avait pas ici quelques dizaines d’individus, mais un millier, assis sur le bord du chemin et dissimulés par l’épaisseur de la brume. Il parcourut les deux rangées de paysans qui le dévisageaient d’un air grave et déterminé.
Au bout d’un moment, Brise-Fer lui présenta Louis Monnier. C’était un ancien marin de Clisson, qui avait navigué sur un négrier avant la Révolution et que son amitié pour les nobles avait rendu suspect.
— Allez-vous marcher sur Montaigu ? s’enquit Antoine sans plus attendre.
— Tout doux, répondit Monnier. Il nous faut d’abord nous reconnaître, asseyez-vous donc avec les autres.
Antoine attendit, couvert par le brouillard quand, soudain, un énorme tumulte se fit entendre. Il scruta la lande, et vit apparaître, à l’ouest, comme surgissant de la brume, les têtes et les poitrines de plusieurs centaines d’hommes. Il en vint alors de tous côtés, armés de fourches, de faux, de bâtons et de fusils. Une masse inouïe de paysans se rassemblait spontanément pour se battre. Antoine était stupéfait. Ce n’était pas quelques désespérés, comme il l’avait cru la veille, mais tout un peuple qui se révoltait sous ses yeux. La plupart n’avaient pas d’armes et sans doute seraient-ils taillés en pièces dès la première rencontre, mais le Toulousain reprenait espoir.
Les hommes se réunirent au milieu d’un énorme tintamarre. Tous parlaient en même temps, s’interpellaient, demandaient ce qu’il fallait faire, qui serait le chef et dans quelle direction ils devaient marcher. Antoine ne cessait de prêcher pour Montaigu, mais comme personne ne le connaissait dans le pays, qu’il ne parlait pas un mot de patois et que tout, ici, était fondé sur les liens personnels et la confiance, on ne l’écouta même pas. La troupe entreprit finalement de se donner des chefs ; les gars de Saint-Lumine, de Gorges et de Saint-Hilaire choisirent Louis Monnier pour les diriger. Antoine et Brise-Fer décidèrent de marcher sous ses ordres. Les paysans invitèrent Monnier à
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