Dans l'ombre des Lumières
semblait leur donner des consignes. Un Marat ? Peut-être, il ne les connaissait pas tous. Sans doute une nouvelle recrue de la horde criminelle…
Et puis il y avait autre chose. Il savait que les sans-culottes de la place ne se contentaient pas des exécutions officielles ; il y avait aussi les fusillades du Gigant ; on y violait les femmes dont on abandonnait le cadavre nu, allongé sur le dos. À cela s’ajoutait une pratique terrible dont il avait longtemps douté, malgré les rumeurs persistantes, avant de se rendre à l’évidence : des hommes, des femmes et des enfants étaient ligotés puis précipités vivants dans la Loire… Il avait entendu trop de témoignages à ce sujet pour en douter encore. Un pêcheur, soigné au Sanitat, lui avait parlé d’un survivant, un prêtre, qui s’était arraché la main pour se défaire de ses liens… D’autres évoquaient des cadavres, entièrement nus, trouvés sur le rivage. À Nantes, tout le monde savait que le fleuve charriait des corps, gonflés comme des outres, jusque sous le pont Feydeau, mais personne ne parlait. Les noyades, pratiquées aussi bien du côté d’Angers, étaient le secret de polichinelle. Carrier se vantait même de ses prouesses auprès du Comité de salut public qui le félicitait régulièrement pour son ardeur révolutionnaire…
Favier approcha du Calvaire. Il ignorait toujours ce qu’il dirait à Antoine. Il ralentit le pas pour se laisser le temps de réfléchir. S’il lui avouait la vérité, le Toulousain se jetterait certainement dans la gueule du loup par désespoir. Il avait en tête les prières d’Amélie : il faut qu’il vive… Dieu ! Il n’avait jamais eu de décisions aussi difficiles à prendre.
Le médecin se décida finalement. Il cacherait la vérité à Loisel et le presserait de partir à la campagne. C’était d’ailleurs une nécessité. On pouvait à tout moment fouiller la maison de son oncle. Depuis quelque temps, il sentait les soupçons de la bande peser sur sa famille. La dernière visite à Carrier n’avait fait qu’aggraver son cas. Oui, c’est cela, il logerait Antoine à la campagne, le temps de remuer ciel et terre pour libérer Amélie. Car ce brave républicain ne désespérait toujours pas de la sauver. Il entrait dans cette détermination une part de culpabilité pour le long silence dans lequel il s’était jusqu’alors emmuré. Il irait revoir Laennec, Phélippes-Tronjolly, le juge du Tribunal révolutionnaire, et surtout Carrier. Pourquoi donc ce diable de bandit tricolore refusait-il d’accorder un transfert ? Était-ce à cause de ce grand homme blond qu’il avait aperçu à l’Entrepôt. Mais pourquoi ?
Il monta les marches de l’escalier et frappa doucement à la porte de son oncle. Le vieil homme lui ouvrit avec précaution et alla dire à Antoine de sortir de sa cachette.
— Alors, l’avez-vous trouvée ?
La vision de ce jeune homme de vingt-cinq ans dévoré d’angoisses lui serra le cœur.
— Non, dit-il de la manière la plus convaincante possible. Il y a des milliers de malheureux dans les prisons de Nantes et je ne puis toutes les visiter en une matinée. Je suis allé au Bon Pasteur, mais elle n’y était pas.
— Elle est morte, n’est-ce pas ? Vous me cachez la vérité.
— Mais non, mon ami, je continuerai mes recherches sans relâche, je vous en fais la promesse.
Le Toulousain s’effondra sur un divan.
— Antoine ! s’exclama Favier, comme pour le réveiller de sa torpeur…
Le peintre releva la tête de manière machinale ; il semblait étranger au monde.
— Vous ne pouvez pas rester ici, c’est trop dangereux. Je vous ferai conduire secrètement dans les environs de Nantes. J’y possède une maison de campagne. Les paysans, des gens sûrs, vous cacheront jusqu’à ce que j’aie retrouvé votre femme.
— Je ne pourrai pas attendre sans rien tenter, et si je me dénonçais…
— Cela ne changerait rien, vous les connaissez autant que moi ; ils s’empresseraient de vous exécuter avec elle. Non, si vous voulez avoir une chance de la revoir, vous devez suivre mes instructions. Il n’y a pas d’autres solutions.
Antoine resta un moment hébété, puis marmonna d’un ton résigné.
— Je vous obéirai.
À la nuit tombée, Favier fit sortir le Toulousain de la ville, dissimulé dans un tonneau que transportait un négociant de ses amis. Antoine put ainsi rejoindre sans encombre la maison de campagne du
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